Dans son livre This is a Test, Jason Hendardy s’intéresse à la culture américaine, à ses structures de contrôle, et aux tentatives d’assimilation de sa propre famille issue de l’immigration, en partant des messages provenant de l’Emergency Broadcasting System qui se déclenchaient des alertes sur les postes de télévision entre les années 1960 et 1990. Autant de souvenirs sonores, d’incertitudes que de notions de pouvoir que l’artiste tente d’appréhender à travers l’image.
Au fur et à mesure qu’on tourne les pages du livre de Jason Hendardy, This is a Test, publié aux éditions Gnomic Book, on découvre une Amérique saccadée par les parasites cathodiques de la télévision. Rapidement, nait un sentiment d’inconfort, de perplexité. Comme si le temps était brouillé par les statiques nerveuses qui apparaissent de temps en temps sur les écrans. Était-ce hier, ou est-ce aujourd’hui ? Une chose est sûre, à la vue des images, un son résonne en arrière-plan. Pour celles et ceux qui ont grandi aux États-Unis entre les années 1960 et 1990, la tonalité est évidente. Pour les autres, l’abstraction n’empêche pas de discerner une sonorité stridente et continue. Un son qui suscite la crainte. Ce son, c’est celui des messages issus de l’Emergency Broadcasting System (en français, système de radiodiffusion d’urgence, ndlr), qui interrompaient les programmes télévisés durant la Guerre Froide pour prévenir la population des potentielles menaces. C’est le souvenir de ces messages et de ces tests qui pousse le photographe Jason Hendardy à examiner à la fois les questions de la société disciplinaire de Michel Foucault (où le pouvoir est exercé par des moyens de contrôle ou de surveillance omniprésents afin de maintenir la conformité dans la société) et de l’assimilation (l’auteur a grandi dans la baie de San Francisco au sein d’une famille indonésienne) dans ce qu’il appelle « un documentaire existentiel et subjectif ». À la fin de l’ouvrage, l’auteur Brad Feuerhelm écrit : « Le livre de Jason ne traite pas seulement de l’Amérique ou du doute. Il s’agit d’un test, d’une expérience de la famille, de la dislocation et de la navigation dans les temps difficiles que nous vivons. »
Le chemin vers This is a Test commence en 2019. « J’avais une boîte à chaussures remplie de cassettes Hi8 et mini DV que j’avais emportées avec moi au gré de mes déplacements », raconte Jason Hendardy, aujourd’hui installé à Seattle. Pour un projet axé sur la vidéo, il extrait de ces cassettes des images fixes. En parallèle, il photographie l’Amérique marquée par le capitalisme et les crises politiques à répétition qui semble « être au bord d’une catastrophe imminente » selon lui. Un jour, il a un déclic. « J’ai reçu une alerte Amber (système d’alerte enlèvement aux États-Unis et au Canada, ndlr) sur mon téléphone concernant la disparition d’un enfant. Je me suis immédiatement souvenu des messages de l’Emergency Broadcasting System. Cela m’a permis de trouver un lien entre mes images Hi8 et mes photographies contemporaines », explique le photographe. Il fusionne alors les deux médiums, une recette qui s’avère parfaite pour tisser des liens solides entre l’Amérique dans laquelle il a grandi, sa famille issue de l’immigration et les modèles de pouvoirs. « Mes vieilles cassettes familiales se dégradent et s’effacent avec le temps, confesse Jason Hendardy. Il est donc intéressant de les relier à mes réflexions sur l’assimilation et sur la façon dont ma famille perd son lien avec l’Indonésie alors que nous continuons à nous fondre dans l’Amérique. »
Télévision, immigration et assimilation
Si This is a Test est un livre photographique, en partant des vidéos Hi8 et de l’Emergency Broadcasting System, Jason Hendardy place l’écran de télévision au cœur de son projet. « C’est par la télé que mes parents ont découvert la culture occidentale et c’est elle qui les a incités à s’installer aux États-Unis », soutient le photographe. C’est ce même cube cathodique qui enseigne à l’auteur, alors enfant, ce que pouvait être cette vie américaine. « Ce que je voyais à la télévision n’était peut-être pas réel, mais d’une certaine manière, cela a influencé mon malaise et m’a permis de comprendre en quoi ma famille était différente de la famille américaine classique dépeinte à l’écran » complète-t-il. Car au final, la télévision reste un outil de communication de masse et certainement le meilleur moyen de diffuser un ensemble uniforme de styles de vie, de valeurs et d’idéaux qui encouragent les gens à se conformer à des désirs, des apparences et des attitudes communes. Jason Hendardy infuse ainsi ses photographies de tonalités télévisuelles. Dans le livre, les images grésillent comme le font les écrans. Elles piquent les yeux. « J’ai replacé de nombreuses photographies que j’avais faites sur de vieux postes de télévision tubés et je les ai rephotographiées », révèle-t-il.
« Mes parents ont déménagé en Amérique pour de nombreuses raisons, mais l’une des principales était le rêve d’une vie occidentale prospère qu’ils avaient vu à travers l’écran », remarque Jason Hendardy. This is a Test est une compilation des expériences vécues par la famille de l’artiste, des scènes du quotidien à la maison, du travail dans un fast-food de ses parents à San Francisco, de leurs sentiments, de leurs points de vue intergénérationnels. « La question que je me pose toujours est de savoir si notre existence actuelle correspond à ce que nous avions imaginé au départ, s’interroge le photographe. Cela va au-delà de ma famille et de l’Amérique. » Une volonté d’assimilation se met donc en place au sein de sa famille, motivée par le pouvoir de la télévision. Auto-régulation et régulation des membres du foyer pour entrer dans le moule de ce qu’ils pensaient être la vie de l’autre côté du pacifique. « Nous exerçons à tour de rôle le pouvoir dans notre propre société disciplinaire, ce qui, je pense, se produit assez souvent dans les foyers d’immigré·es, et pas qu’aux États-Unis », observe-t-il. Face à sa propre expérience d’assimilation, Jason Hendardy explore la manière dont des mécanismes, tels que l’Emergency Broadcasting System, ont fonctionné comme des outils d’influence, s’appuyant sur la peur et le contrôle pour créer un sentiment d’ordre et de conformité. Il critique de la sorte le nationalisme et l’homogénéisation à l’américaine retransmis en continu.
Technologie, contrôle et pouvoir
Les messages et les tests de l’Emergency Broadcasting System ont laissé un sentiment viscéral à Jason Hendardy. « Pour tout·e immigrant·e ne connaissant pas l’anglais, comme pour moi lorsque j’étais enfant, ces tests suscitaient la peur », affirme-t-il. Avec l’âge, il en apprend un peu plus sur le sens de ces étranges messages télévisés qui semblent surgir de nulle part : ce sont des outils qui permettent au Président de diffuser des informations en cas d’urgence. Et pour la plupart, ce sont des tests, des essais qui n’impliquent pas de véritable urgence, ou alerte. Pourtant, « ces tests suscitaient la crainte d’une urgence nationale permanente » précise l’auteur. Si l’Emergency Broadcasting System rappelle une époque d’anxiété accrue liée à la guerre froide — menace nucléaire, notamment — il s’agit en réalité d’un système destiné à assurer le contrôle du pouvoir dans les moments de chaos sociétal. Il note : « Ils ont instillé un sentiment de peur contrôlée et c’est cette peur contrôlée qui, selon moi, est encore présente aujourd’hui, même si les menaces et les différentes formes de contrôle peuvent avoir changé. »
Dans This is a Test, il associe le son strident de ses souvenirs à ses photographies, afin de « créer un terrain d’entente qui permette aux spectateurices de comprendre un certain sentiment. Un sentiment d’incertitude », précise-t-il. Entre les crépitements des images d’archives et les couleurs saturées, une certaine nostalgie apparaît. Toutefois, si l’Emergency Broadcasting System n’existe plus aujourd’hui, d’autres modèles plus modernes l’ont remplacé, comme les alertes Amber ou les notifications push d’urgence, et contrairement à leur ancêtre, ce n’est plus le gouvernement qui détient de pouvoir de diffusion de l’information, mais ce sont plutôt les réseaux sociaux. « Je pense que, d’une certaine manière, c’est une évolution de la forme de surveillance et de contrôle numérique en Amérique. Qu’il s’agisse de la peur d’une catastrophe ou de la promesse de sécurité, on assiste à une tentative plus décentralisée, et sans doute plus manipulatrice, de façonner la conscience publique, mais désormais par des sources plus partagées comme le gouvernement, les médias et les entreprises technologiques. » Ainsi, Jason Hendardy met en garde. Même en démocratie, il faut rester vigilant·e, remettre l’état des choses en question, être critique face aux moules que forge la société autour de nous, challenger la conformité, être conscient·e que le contrôle et le pouvoir agissent même dans ce qui semble être un simple message d’alerte, déclenché pour notre sécurité. « Pour moi, la métaphore du test dans le titre de mon livre analyse comment les individus vivent et intériorisent ces systèmes de contrôle. Il s’agit de la manière dont les structures de pouvoir façonnent subtilement notre vie quotidienne et de la manière dont nous assimilons cette influence, volontairement ou inconsciemment. Mais surtout, j’interroge comment nous, en tant qu’individus, naviguons et résistons, ou nous conformons à ces forces », conclut-il avec espoir que le changement est possible s’il émane de l’ouverture d’esprit et de conversation constructive. Ce livre est, peut-être, la conversation constructive dont nous avons tous grandement besoin, au-delà des États-Unis, mais dans ce monde contemporain régit par le contrôle numérique.
Essai de Brad Feuerhelm
Édition limitée à 500 copies.
128 pages, 44,41€