« À l’ère du « tout image », il est crucial de créer des espaces de sensibilisation à ce médium. »
Pensée dans la continuité des Rencontres photographiques de Guyane, la Maison de la photographie Guyane-Amazonie (MAZ) ouvrira ses portes au printemps 2026. Sans attendre cette date, l’association La tête dans les images, fondée par Karl Joseph, à l’origine de cette aventure, lance plusieurs projets pour mettre à l’honneur le 8e art au-delà de l’Hexagone. Rencontre.
Fisheye : Comment est né le projet de la MAZ ?
Karl Joseph : Le projet de la MAZ est né en 2020 de la volonté, après presque dix ans d’existence des Rencontres Photographiques de Guyane, d’ancrer cette dynamique dans un lieu physique, offrant un cadre pérenne à nos actions. Ce lieu nous permettra non seulement de déployer, tout au long de l’année, nos activités d’éducation à l’image, qui occupent une place centrale dans notre mission, mais aussi de créer un véritable espace d’exposition dédié aux arts visuels en Guyane, une structure qui fait aujourd’hui défaut. Nous souhaitions également mettre à disposition un espace de travail équipé, à la fois pour les photographes locaux et ceux de passage, ainsi qu’une bibliothèque spécialisée, afin de nourrir la réflexion et l’inspiration des artistes. Aujourd’hui, face aux innombrables sollicitations visuelles qui nous entourent, savoir les décrypter et adopter un regard critique est devenu un enjeu fondamental de citoyenneté. À l’ère du « tout image », il est crucial de créer des espaces de sensibilisation à ce médium. La MAZ a un rôle clé à jouer en contribuant à (r)éveiller les consciences et en formant des citoyens éclairés à la lecture des images, notamment celles de Guyane.
Quelle est sa configuration, ses spécificités, ses ambitions ?
K.J. :La MAZ se distingue par sa volonté de mettre en valeur des identités et des récits souvent laissés de côté, tout en créant des ponts entre le plateau des Guyanes, l’Amazonie et la Caraïbe. Ancrée localement, elle s’ouvre aussi aux échanges régionaux et internationaux. C’est un véritable lieu dédié à la photographie en Guyane, où l’on explore les dynamiques culturelles, sociales et environnementales du territoire amazonien. Son objectif ? Faire de la photographie un moyen d’explorer, de dialoguer, de documenter des récits, de préserver des patrimoines menacés et de questionner les changements identitaires et environnementaux. À travers ses actions, la MAZ se positionne comme un acteur incontournable dans le paysage artistique et culturel de la Guyane, en soutenant la création et la diffusion de photographies, et en contribuant à faire reconnaître un patrimoine visuel unique tout en nourrissant une scène artistique en phase avec les enjeux d’aujourd’hui.
Quel type de structure, de fonctionnement, de financement ?
K.J. : Le modèle de la MAZ, que nous appelons en interne la V1, reposait sur un modèle hybride, combinant financements publics, partenariats privés et revenus propres pour assurer son fonctionnement et sa pérennité. Ce modèle permettait à l’espace de se maintenir sans dépendre entièrement des subventions, qui ne cessent de diminuer. Dans cette nouvelle configuration, nous avons cherché à préserver cet équilibre pour garantir un financement diversifié et assurer une stabilité à long terme. La MAZ s’appuie ainsi sur des subventions publiques, notamment de la Collectivité Territoriale de Guyane, de la Direction des Affaires Culturelles (Ministère de la Culture) et de la ville de Rémire-Montjoly. Parallèlement, elle développe des partenariats privés avec des entreprises locales (mécénat, mais aussi création d’un restaurant ou location d’un espace de restauration dans l’enceinte de la MAZ), tout en bénéficiant du soutien de mécènes nationaux et de fondations telles que la Fondation de France ou l’Agence Française de Développement. Enfin, la MAZ génère ses propres ressources à travers ses ateliers pédagogiques et la vente de publications (qui reste encore balbutiante). Ce modèle vise à structurer une économie pérenne, tout en favorisant des collaborations étroites avec les acteurs institutionnels et privés.
Comment s’articulent les différentes initiatives entre l’association La tête dans les images, la Biennale photographique de Guyane, et la MAZ ?
K.J. : Les initiatives de La Tête Dans les Images, de la Biennale des Rencontres Photographiques de Guyane et de la MAZ s’inscrivent dans une dynamique continue et complémentaire. Après avoir porté des projets majeurs, notamment la biennale, l’association La Tête Dans les Images s’est effacé pour céder la place à la MAZ, qui devient la structure phare dédiée à la photographie en Guyane. La biennale, événement majeur, a instauré un dialogue autour de la photographie, réunissant artistes, commissaires et publics pour questionner les enjeux sociaux, patrimoniaux et artistiques. Aujourd’hui, la biennale est désormais l’un des évènements porté par la MAZ. La MAZ prend désormais le relais de cette dynamique, la renforce et la pérennise, en structurant un espace dédié à la conservation, à la transmission et à la diffusion de l’art photographique. En attendant la construction de son lieu pérenne à Rémire-Montjoly, elle prolonge l’élan de l’association en intégrant la photographie au cœur des pratiques culturelles du territoire et en développant des collaborations avec les pays limitrophes et la Caraïbe tout au long de l’année.
Quand et où pensez-vous ouvrir la MAZ ?
K.J. : L’ouverture de la MAZ se fera en plusieurs étapes. Initialement prévue pour avril 2025, elle a été retardée en raison de la perte du site envisagé. Toutefois, grâce au soutien de nos partenaires – le ministère de la Culture (DAC Guyane), la Collectivité Territoriale de Guyane et la Ville de Rémire-Montjoly – le projet a pu reprendre et s’élargir. Un nouveau site a été attribué, permettant d’ancrer la MAZ au cœur du bourg de Rémire-Montjoly et de contribuer à sa revitalisation à travers une approche architecturale et culturelle ambitieuse. Deux espaces distincts accueilleront la MAZ. L’ancienne école de Rémire, classée au patrimoine historique et dont la restauration a commencé sous la supervision des Architectes des Bâtiments de France, abritera les bureaux de la MAZ à l’étage, en partage avec la ville. L’ouverture de ce bâtiment est prévue en mai 2026. Il abritera une première salle de 90m2 en attendant l’ouverture du bâtiment principal. L’ancien dispensaire, situé juste à côté et mis à disposition par la ville, offrira une surface de 420 m² dédiée au centre d’exposition, conformément au projet initial. Avec les financements déjà obtenus pour les investissements, les premières études architecturales vont être lancées prochainement, marquant une avancée concrète vers l’ouverture progressive de la MAZ.
Vous lancez une première manifestation « hors les murs » avec l’exposition Ô Abre Alas, dans les entrailles du carnaval, pouvez-vous nous en parler ?
K.J. : Accompagnés par Ioana Mello, commissaire associée à notre saison 2024-2025, nous avons choisi d’explorer un thème profondément ancré dans la culture guyanaise : le carnaval. Avec Ô Abre Alas, dans les entrailles du carnaval, la MAZ inaugure sa première manifestation hors les murs et plonge au cœur du carnaval brésilien, une fête mythique souvent réduite à des clichés. Ici, l’exposition en révèle toute la richesse : un carnaval engagé, où l’amour, la diversité, la résistance et la liberté s’entrelacent. Cet événement célèbre une tradition essentielle aux deux territoires en mettant en lumière ses dimensions culturelles, sociales et artistiques. À travers un parcours réunissant douze artistes brésiliens, Ioana Mello réinvente le carnaval comme un espace de création et de résilience, où l’émerveillement devient une force face aux défis du monde contemporain. La commissaire brésilienne accompagne également le développement du projet artistique sur ces deux années, apportant son regard et son expertise pour nourrir nos réflexions et renforcer les échanges entre la Guyane et le Brésil. Enfin, cette initiative favorise les rencontres entre les photographes locaux et les artistes exposés, à travers des ateliers, performances et conférences, un dialogue d’autant plus essentiel dans notre contexte d’isolement.
« Dans un contexte d’éloignement géographique, ces collaborations [réseaux Diagonal et Lux] sont primordiales, car elles nous offrent l’accès à des ressources, des idées et des réseaux qui seraient autrement difficiles à atteindre. »
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Quels sont les prochains rendez-vous de votre programmation ?
K.J. : Dans le cadre de l’année France-Brésil, le programme Des mondes en forêt : l’Amazonie habitée, porté par la MAZ, a été labellisé Saison France-Brésil par l’Institut Français. Ce programme se déroulera en trois temps forts au Brésil, entre août et novembre 2025. L’exposition Soleils Noirs, présentée lors de FotoRio en août, met en lumière le rôle essentiel des populations afro-descendantes de Guyane dans la richesse culturelle et économique du territoire. À travers les œuvres de photographes guyanais, cette exposition explore des thèmes tels que la résistance, l’identité culturelle, la spiritualité et l’activisme. Elle est commissariée par Ioana Mello et Paul-Aimé William.
Ensuite, durant la COP30, qui se tiendra en novembre à Belém, nous avons prévu deux évènements de notre programme. Le premier est la projection Kalanã Tapele d’Alex Le Guillou. Cette œuvre, réalisée en collaboration avec le CNRS, utilise les données LiDAR pour explorer les « montagnes couronnées » d’Amazonie, des sites archéologiques peu connus. Le projet initié par la MAZ, se déploiera sur les façades d’un bâtiment historique à Belém. Il vise à enrichir la compréhension de l’histoire de la forêt amazonienne et sera présenté en novembre lors du festival de notre partenaire Amazônia Mapping.
Le second événement, Persistance, réunira la MAZ et le collectif FotoAtiva de photograhes de Belém autour du marché de la place Visconde do Rio Branco. Des œuvres seront exposées dans les stands, transformant cet espace commercial en une micro-exposition artistique et engagée.
Enfin, à partir du 26 novembre, la 9e édition de la biennale des Rencontres Photographiques de Guyane adoptera le concept de Florestania, une idée née en Amazonie brésilienne. Ce concept considère la forêt comme un acteur à part entière dans la construction de relations durables entre l’Homme, la nature et l’ancestralité, tout en invitant à une réflexion sur les choix économiques, sociaux et environnementaux.
Vous aviez déjà l’habitude de travailler en réseau avec la biennale, et vous venez d’intégrer deux grands réseaux du monde photographique : le réseau Diagonal et le réseau Lux. Quels sont vos projets dans ce domaine ?
K.J. : Nous collaborons de manière ponctuelle avec les différents acteurs des réseaux Diagonal et Lux, en fonction des opportunités qui se présentent. Ces partenariats sont essentiels pour nous, car ils nous permettent d’enrichir nos projets à travers des échanges d’expériences et des rencontres professionnelles. Dans un contexte d’éloignement géographique, ces collaborations sont primordiales, car elles nous offrent l’accès à des ressources, des idées et des réseaux qui seraient autrement difficiles à atteindre. Elles nous permettent également de participer à un dialogue plus large sur la photographie contemporaine, tout en nous donnant l’occasion de développer des projets communs qui peuvent toucher des publics variés. Ce soutien des réseaux Diagonale et LUX nous apportent une ouverture nécessaire et stimulante, tout en renforçant notre visibilité dans le monde de la photographie.
Vous êtes, à ce sujet, la seule structure de ces deux réseaux à être située en territoire ultramarin. À quelles difficultés spécifiques vous heurtez vous, et comment trouvez les solutions ?
En tant que seule structure de ces deux réseaux située en territoire ultramarin, nous faisons face à des difficultés spécifiques liées à l’éloignement géographique et aux contraintes logistiques. Par exemple, il nous est quasi impossible d’envisager la coproduction d’expositions de manière régulière, une façon de fonctionner pourtant de plus en plus nécessaire, notamment en raison des coupes budgétaires. Cela dit, être membre de ces réseaux nous offre néanmoins de belles opportunités. Par exemple, certains photographes de Martinique, Guadeloupe ou Guyane, ayant participé à la biennale, bénéficient d’une plus grande visibilité, et cette visibilité se traduit ensuite par des expositions ailleurs au sein du réseau. Ce sera bientôt le cas de Nathyfa Michel, qui sera exposée lors des prochaines Photaumnales, ou encore de Jordan Beal, actuellement au Hangar en Belgique dans le cadre de l’exposition AImagine. Ces échanges et cette visibilité à l’échelle nationale et internationale sont des leviers importants pour faire rayonner la photographie ultramarine et soutenir les artistes locaux dans leur développement. C’est également une véritable opportunité pour des photographes hexagonaux de découvrir notre structure et de s’appuyer sur notre connaissance du terrain pour venir créer en Guyane. L’éloignement géographique peut parfois constituer un frein, mais il est aussi une porte ouverte à des collaborations inédites.
Un autre point de vue sur ce lieu est à redécouvrir dans Fisheye #71.