Pour le photographe mexicain Ernesto Solana, photographie et exploration vont de pair. Dans Systema Artificialis, il construit un monde fictif, où la nature et les constructions humaines ne font plus qu’un. Interview avec cet artiste engagé.
Fisheye : Depuis quand es-tu photographe ?
Ernesto Solana : Je me considère avant tout comme un collectionneur passionné. J’ai toujours ressenti ce besoin d’immortaliser des moments, des lieux et des choses. Je ne sors jamais sans un appareil photo. Je n’ai réellement commencé à me considérer photographe il y a quelques années, lorsque j’ai pris des cours à l’International Center of Photography de New York. J’y ai découvert une nouvelle facette du médium, qui m’a aidé à avoir une autre approche, à ne pas simplement documenter mes explorations.
Qu’explores-tu, à travers la photo ?
Il y a pour moi une connexion intrinsèque entre l’exploration et la photographie. Il existe une longue liste d’explorateurs qui ont documenté leurs découvertes grâce à l’image. Je me reconnais dans cette façon de faire, j’ai d’ailleurs pris l’habitude de me promener tous les jours dans la ville dans laquelle je me trouve, et d’explorer ses rues.
De quoi traite ta série Systema Artificialis ?
Systema Artificialis
explore les frontières des royaumes naturels et artificiels, et la façon dont ils coexistent, en prenant en compte l’influence de l’humanité sur la planète. Le projet examine le terme « anthropocène », qui est un terme géologique, utilisé pour désigner l’époque dans laquelle nous vivons aujourd’hui. Cette époque est dirigée par l’humanité, qui exerce une force sur les strates, les océans et l’atmosphère. En d’autres mots : « l’ère de l’être humain ». Dans cette série, je classifie également les objets : durant deux ans, j’ai collecté, sur la côte est des États-Unis, des objets issus de la nature.
Que signifie ce titre ?
En français « système artificiel », Systema Artificialis est inspiré d’un livre du naturaliste suédois Carl Linnaeus, intitulé Systema Naturae. Cet ouvrage est le point de départ des classifications de la science contemporaine. Si j’ai remplacé « naturae » par « artificialis », c’est pour mettre en lumière l’importance de la fabrication humaine dans notre monde. Je joue ainsi avec les différentes catégories, et j’imagine de nouvelles classifications au sein desquelles l’artificiel serait indiscernable du naturel.
Pourquoi accorder une telle importance à la nature, dans un monde artificiel ?
Je vis dans un endroit de la côte connu pour ses marais et ses rivières, profondément affectés par les marées. D’une certaine façon, mon projet est centré sur un site en particulier, dans lequel je trouve une faune et une flore unique. Les animaux présents dans ce projet sont des espèces qui se sont adaptées à cet environnement. Je suis également très intéressé par les vitrines des musées d’histoire naturelle, qui représentent en général beaucoup d’espèces. Systema Artificialis propose une mise en scène plus réaliste d’une faune moins diversifiée.
Que signifient ces éléments, disposés six par six sur tes photos ?
Cette série explore également l’idée de condition d’un objet, leur relation avec l’environnement. Sur ces clichés se trouve une classification fictive, regroupant 6 objets venus de zones différentes. J’ai collecté ces éléments durant mes voyages, et je les ai catégorisés dans mon studio. Cette « famille d’objet » existe précisément à cause de l’impact de l’homme sur la terre. En les mélangeant, j’interroge la façon dont ces objets pourraient représenter la trace géologique de l’homme, dans le futur.
Pourquoi avoir opté pour une esthétique très minimaliste dans ta série ?
Je pense que mon inquiétude vis-à-vis de l’état actuel de la planète est révélée de manière plus forte grâce à des images subtiles. Systema Artificialis est un projet artistique articulé autour d’une dimension esthétique et symbolique. Il est important d’éviter de représenter les scènes catastrophiques que beaucoup d’artistes exploitent lorsqu’ils parlent de la dégradation de la Terre. Le projet est engagé, poignant, sans présenter de scènes alarmantes. En présentant un paysage pollué par des altérations humaines, une prise électrique rouillée, ou encore un poisson rouge prisonnier dans un environnement étranger, je mets en évidence les tensions provoquées par la société.
Comment penses-tu que ton public réagira à une série si énigmatique ?
Ce projet arrive à un moment où l’environnementalisme et le capitalisme écologique sont des sujets d’actualité. Il est important que la science et l’art collaborent afin de représenter ces problèmes de différentes manières. Ainsi, Systema Artificialis construit une fiction. J’espère que le public ressentira la tension présente entre les concepts de nature et d’artificialité, et s’interrogera sur nos actions, pour notre bien à tous.
Un dernier mot ?
La nature est artificielle.
© Ernesto Solana