Au Festival Circulation(s), la photographe allemande Sina Niemeyer expose Für Mich, une installation mêlant photographie et vidéo. Un projet personnel, subtil et douloureux, documentant un traumatisme : l’abus sexuel. Rencontre avec l’artiste.
Fisheye : Quel a été ton premier contact avec la photographie ?
Sina Niemeyer : J’ai commencé à étudier le photojournalisme en 2012. Si j’ai toujours aimé la photographie, je n’avais jusqu’alors jamais songé à en faire mon métier. C’est lorsque j’ai commencé à étudier à Hanovre que j’ai changé d’avis. L’université nous laissait l’espace de réaliser les projets que nous voulions. Une liberté qui m’a beaucoup plu.
Comment conçois-tu tes séries ?
Je suis très intuitive, et je me fie à mes émotions. Lorsque je suis dans un certain état d’esprit, je cherche à créer quelque chose de spécifique, et parfois, c’est l’inverse : je me force à ressentir certaines choses. Je savais que j’avais un temps imparti, pour réaliser ma série Für Mich. Je me suis donc battue pour retrouver d’anciennes émotions, enfouies en moi.
Für Mich traite d’un sujet extrêmement intime. Qu’as-tu ressenti, en finissant ce projet ?
J’ai conçu l’ouvrage Für Mich en 2016, et cela a été une véritable catharsis. Si l’édition n’a pas pris longtemps, le processus de réflexion a lui été plus lent. Une fois le livre réalisé, j’ai hésité à le publier. Je l’emportais partout avec moi, le traitant comme une sorte de trésor. Avec cet objet, j’avais l’impression de ne plus avoir à me justifier : je pouvais simplement le faire lire aux autres.
La vidéo présentée à Circulation(s) a été plus difficile à créer. En février 2018, j’ai rencontré mon agresseur, puis je me suis rendu à une exposition photographique en mars, présentant pour la première fois mon projet au public. Là-bas, j’ai échangé avec de nombreux thérapeutes spécialisés dans la photographie et la vidéo, et l’un d’eux, Sarit Haymian, m’a conseillé de travailler à l’aide de métaphores.
Pour réaliser la vidéo accompagnant ton livre, tu as confronté ton agresseur. Pourquoi ? Comment s’est passée la rencontre ?
J’ai toujours ressenti le besoin de lui parler. Alors que toute la famille se déchirait à propos de cette histoire, lui ne disait rien. Pourquoi gardait-il le silence ? Je voulais avoir son opinion.
Il y a quatre ans, j’ai travaillé avec des prisonniers, et l’un des gardes de la prison m’a parlé de séances « restauratrices » (Restorative Circles, développées par Dominic Barter, ndlr), durant lesquelles les victimes et les agresseurs parlaient, et racontaient leur propre vision des choses. En 2017, j’ai découvert l’œuvre de l’auteure islandaise Thordis Elva, qui a publié un ouvrage, South of Forgiveness, avec son violeur. Tous deux ont même donné des conférences ensemble…
Tout cela m’a donné de l’espoir, et j’ai décidé de le confronter. Ma thérapeute lui a donc envoyé une lettre lui proposant une rencontre. C’est un événement qui m’a énormément aidée.
Que t’as apporté la création de cette série, aussi personnelle que douloureuse ?
J’ai réalisé ce livre dans le cadre d’un projet étudiant. Mon professeur avait assuré à la classe que nous pouvions choisir de montrer ce que nous voulions. Pour être honnête, avant de présenter le projet, je ne savais pas s’il allait être perçu comme touchant ou ridicule.
La réalisation de cet ouvrage a été difficile pour moi. Chaque matin, je me forçais à me souvenir de cet épisode traumatique. Mais cela m’a également aidée à me libérer. La photographie est un outil qui permet de canaliser les souvenirs. Elle m’a aidé à tracer une frontière entre moi et la réalité. Enfin, le cadre « officiel » du projet m’a permis de m’ouvrir à mes amis. J’éprouve désormais une profonde affection pour Für Mich.
Comment a-t-il été reçu par le public ?
C’est ma classe qui a vu le projet pour la première fois. Une des étudiantes m’a confié qu’elle était choquée et touchée par ma création. Tous ont été affectés, de manière positive. Mes amis, quant à eux, ont pu découvrir l’histoire sous un nouvel angle. Depuis, le projet a été montré au Mexique, au Brésil, en France, en Italie, en Allemagne, en Inde, à Singapour, en Chine, en Ukraine, en Australie et en Russie, et a reçu de nombreux retours positifs.
Tu utilises différents médiums (photographies, textes, archives…) dans cet ouvrage, pourquoi ?
J’ai d’abord eu l’idée de détruire les photos de mon agresseur, afin d’exorciser ma colère. C’est ainsi que j’ai réalisé à quel point ces événements avaient affecté ma vie. Ces premières ébauches de travail s’appelaient 100 façons de détruire mon agresseur.
J’ai ensuite décidé de me rendre sur les lieux des agressions, pour confronter mes souvenirs. Je me suis également plongée dans les archives familiales – des photos de famille, mais aussi mes anciens journaux intimes. Je crois que je cherchais des preuves tangibles de ce qu’il s’était passé. En observant ces anciens clichés, j’ai réalisé que j’étais fermée sur certains d’entre eux, mon sourire avait disparu. En comparant les dates, j’ai vu qu’elles concordaient avec les traumatismes. Für Mich regroupe ces différentes expériences.
La vidéo accompagnant le livre est remplie de métaphores. Peux-tu m’en dire plus ?
L’une des premières images montre, par exemple, une station de lavage de voiture. C’était un endroit que j’adorais lorsque j’étais enfant, mais qui est, en fait, terrifiant : il représente une perte de contrôle, tandis que la voiture est guidée à travers le lavage. L’intérieur du véhicule symbolise une certaine sécurité, mais l’environnement autour est, lui, dangereux. J’ai ressenti la même chose durant la discussion avec mon agresseur : sécurité et danger, force et faiblesse.
J’ai également filmé des insectes : des araignées, qui symbolisent à la fois la peur et la curiosité, ou encore des mouches. J’ai ensuite découvert une théorie fascinante du philosophe Jonathan Haidt, qui connecte peur et dégoût. Un lien que j’ai trouvé très intéressant.
Für Mich, Éditions Ceiba, 26,50 €, 96 p.
© Sina Niemeyer