Fisheye : Pourquoi es-tu devenue photographe ?
Laia Gutiérrez : J’aime m’approprier les endroits où je me trouve, redécouvrir encore et encore les paysages, les personnages de ma ville natale [Torelló, près de Barcelone] ou me perdre dans les villes qui me sont étrangères. Je suis aussi fascinée par le cinéma depuis toute petite. Plonger dans un autre monde éloigné de la réalité… Je suis très attirée par les fictions et la manière dont elles sont construites et les atmosphères magiques, mystérieuses, surréalistes. Inconsciemment, je me suis mise à reproduire ce par quoi j’étais attirée, en photographiant des lieux évocateurs d’un monde où je pourrais me plonger. Je pense enfin qu’absolument tout peut être photographié. Mais la manière dont nous utilisons nos expériences et nos sensibilités pour faire une image fait toute la différence.
Où se déroule Zugunruhe ? Comment tu t’es sentie là-bas ?
Cette série est née et se déroule en Islande. La richesse des paysages m’a inspirée. Je travaille à l’intuition, donc ce travail est aussi le fruit de mes expériences personnelles dans ce pays. Quand tu te retrouves face à ces incroyables paysages, tu te laisses facilement submerger et remplir par tout un tas d’idées et d’émotions. Là-bas, je me suis sentie comme la plus petite des créatures mise à l’épreuve par un paysage exaltant à explorer.
Quelle était ton intention lorsque tu t’es lancée dans la réalisation de ce travail ?
Je suis justement allée en Islande pour réaliser un projet photographique. J’étais en résidence, ce qui m’a permis d’explorer le pays et de définir les contours d’une série. J’ai construit mon travail dans un endroit où les gris sont très sombres et où les tensions émergent d’un calme latent. J’essaye toujours de faire émerger ce qui se cache en-deçà des choses. J’imagine que lorsqu’on est plongé dans un procédé artistique, la créativité mène à des endroits magnifiques et inattendus où l’on ressent juste le besoin d’aller plus loin.
Zugunruhe évoque la notion d’ailleurs. Qu’est-ce que cela signifie pour toi ?
Pour moi il ne s’agit pas seulement d’un endroit, mais d’une relation entre un individu et un environnement. Cette série est un plongeon dans un monde d’exploration où l’identité se forge dans l’acte de déplacement, de migration. Il y a une forme d’impatience là-dessous. Être sans attaches, sans maison, la redécouverte constante d’un territoire hostile et étranger, le sentiment de ne pas appartenir au territoire…
Selon toi, comment un lieu étranger impacte l’identité ?
Je pense que la relation que nous entretenons avec les endroits qui nous sont inconnus est très complexe. Il y a d’abord un premier choc, fait d’excitation et d’impatience. Puis il y a la prudence d’une approche pleine de réserve. C’est la découverte. Une fois cette ligne franchie, l’individu se laisse immerger pleinement ou demeure totalement étranger. Il y a un nombre infini de raisons qui peuvent pousser quelqu’un à partir. Avec Zugunruhe, je voulais exprimer cette angoisse qu’un individu peut éprouver dans un pays inconnu.
Comment cette parenthèse en Islande t’a impactée toi ?
En tant que photographe, je me suis servie de cette sensation comme d’une inspiration. Mais il faut vite en faire usage, car c’est un sentiment qui s’épuise vite.
« Dans la profondeur de la forêt résonnait un appel, et chaque fois qu’il l’entendait, mystérieusement excitant et attirant, il se sentait forcé […] de plonger au coeur de cette forêt toujours plus avant, il ne savait où ni pourquoi ». Cette citation de L’Appel de la Forêt, de Jack London, semble un bel écho à ton travail. Qu’en penses-tu ?
C’est une citation magnifique qui correspond tout à fait au propos de cette série. Zugunruhe, répond en effet à l’appel d’une nature sauvage qui révèle la notre, sauvage elle aussi.
Quelle est la photo de Zugunruhe que tu préfères ?
Celle qui montre cette pierre noire éclairée par une lumière qui révèle un petit cosmos très sombre parsemé de mousse végétale et de fleurs.