Que connait-on du Koweït, à part sa richesse pétrolière, et son rôle dans la Guerre du Golfe ? Accompagné d’un professeur local, le photoreporter Jérôme Poulalier s’est immergé dans la culture du pays pour réaliser Desert Storm – Kuwait Heritage. Un récit visuel s’éloignant des marqueurs emblématiques du territoire, pour interroger son patrimoine, et les conséquences de la modernisation sur son architecture. Entretien.
Fisheye : Quel a été le déclic qui t’a poussé à devenir photographe ?
Jérôme Poulalier : En 2011, j’ai obtenu le Prix de la Fondation Nicolas Hulot. À l’époque, je faisais déjà beaucoup de photographie, mais j’étais en contrat en Italie dans un autre secteur. Cette récompense m’a poussé à développer mon activité photographique, à imaginer plus de projets. J’ai commencé depuis l’Italie, puis, en rentrant en France en 2013, je me suis mis à mon compte. Trois ans plus tard, j’ai été contacté par la Cité Chaillot pour participer à une exposition collective, baptisée Habiter le Campement, qui a renforcé mon envie de me spécialiser dans le reportage. Depuis, j’enchaîne des projets variés, ici comme à l’étranger.
Comment travailles-tu ?
Autodidacte, j’ai beaucoup appris en observant mon environnement, en essayant de retranscrire, le plus justement possible, l’atmosphère ou le sujet qui m’intéresse. Au fil des années, c’est resté : j’accorde une importance cruciale à l’échange et la découverte, je m’attache à représenter l’humain et ce qui l’entoure – que je travaille avec des agriculteurs, des non-voyants, des bullriders, des archéologues, sur des sujets sociaux, corporate ou plus scientifiques… C’est ce mélange homme-environnement qui fait toujours pencher la balance. Le reportage et l’immersion m’ont d’ailleurs permis de combler mon besoin de justesse, de richesse de retranscription – c’est pourquoi je m’y tiens.
Qu’est-ce qui t’a poussé à t’intéresser au Koweït ?
En février 2019, j’ai participé à une conférence à la Kuwait University, pour présenter mon projet Subsistance, réalisé en Jordanie. Sur place, le pays et son histoire, que je découvrais, m’ont interpellé. J’ai réalisé qu’il était très peu connu, en comparaison à ses voisins. On ne connaît de lui que la richesse provenant du pétrole, et la guerre du Golfe. Pourtant, le Koweït mérite une mise en lumière à laquelle j’ai envie de contribuer.
Une rencontre t’a également guidé sur place…
Oui, au cours de la conférence, j’ai rencontré le professeur Hasan Ashkanani, qui avait également supervisé l’exposition de mon travail au même endroit. Nous avons passé du temps à échanger sur l’histoire du pays, à visiter la ville, dont il connaît toutes les anecdotes historiques, culturelles et architecturales – de la date de construction des immeubles aux noms des propriétaires des magasins, ou de l’architecte de tel musée… Une véritable encyclopédie ! Nous nous sommes ainsi rapprochés, et avons monté ensemble ce projet de valorisation de son pays par l’image.
Pourquoi avoir choisi, justement, de mettre en avant son patrimoine, plutôt que des marqueurs plus emblématiques du territoire ?
Là encore, tout a découlé de ma rencontre avec Hasan Ashkanani. Ce dernier m’a beaucoup sensibilisé à des sujets de patrimoine en voie de disparition. Le pays étant déjà méconnu, je voulais l’approcher par le biais d’un sujet moins « accessible ». La clé de voûte était Hasan. Il était absolument indispensable à la documentation des lieux, grâce à ses connaissances historiques et ses contacts. Sans son aide, je n’aurais jamais eu suffisamment d’informations, d’accès à tous ces lieux et à leurs propriétaires, aux archives… Je n’aurais pas possédé cette compréhension « locale » du pays. Car ma volonté était, avant tout, de retranscrire le sujet d’un œil neutre, sans a priori culturel.
Qu’avez-vous appris, sur place ?
Il faut savoir que le professeur n’était pas qu’un simple fixeur. S’il se chargeait évidemment des traductions et des échanges avec mes interlocuteurs, son rôle était réellement de m’accompagner sur le travail de recherche, de cibler les lieux cohérents à documenter et de m’en raconter les histoires – pour étudier leur cohérence sur la série – de m’introduire aux coutumes locales, etc. J’ai donc beaucoup appris sur le terrain. J’ai réalisé, avec surprise, à quel point un pays pouvait être peu conservateur de son propre patrimoine. En tant que français, c’est déconcertant de voir tant de bâtiments historiques abandonnés ou démolis au profit de constructions nouvelles.
J’ai également découvert le concept de diwaniah, un événement traditionnel koweïtien durant lequel les grandes familles reçoivent leurs invités, et leur offrent un thé avant d’entamer de multiples débats. Ce sont des pierres angulaires des relations sociales dans le pays, mais aussi – et surtout – des négociations politiques et commerciales : elles sont à l’origine de nombreuses rencontres et décisions stratégiques et permettent une communication rapide, dans un contexte formel, mais bienveillant.
Tu documentes un territoire entre modernité et tradition, comment as-tu mis en lumière cette dichotomie ?
Comme l’illustre bien cette photo argentique en noir et blanc (voir ci-dessus), la ville est effectivement très contrastée. La modernisation prend une place telle que les bâtiments historiques disparaissent de plus en plus rapidement. C’est donc surtout une archive contemporaine du patrimoine koweïtien que nous avons tenu à constituer, avant que la majorité ait disparu. Nous avons visité une multitude de sites. Pour chacun, nous avons souhaité rencontrer un acteur de l’histoire du lieu, qui partagerait son point de vue – un locataire, un employé, le propriétaire…
Si la série était originalement présentée en diptyque avec un portrait, une photo du lieu et un texte de retranscription, j’ai depuis décidé de l’éclater pour ne pas me brider pour la suite de la réalisation.
Quelles sont les conséquences de cette course à la contemporanéité ?
La conséquence directe est bien évidemment la disparition progressive de toute construction représentative de l’histoire et de l’évolution du pays. En Europe, la volonté de conservation a toujours été présente, car nous sommes très attachés à notre patrimoine, ce qui n’est pas vraiment le cas du Koweït. De plus, l’entretien et la mise en valeur des sites historiques sont souvent directement liés au tourisme, ce qui n’aide pas le gouvernement à prendre des décisions de préservation, puisque le pays n’est ni une zone touristique ni une zone de transit.
Comment ont réagi les habitants à ton projet ?
Je ne savais pas trop comment les prises de vue en public allaient se dérouler, notamment dans le souk, car comme beaucoup de photographes j’ai souvent dû essuyer des refus, des demandes de suppressions d’images… Surtout dans un pays où l’on est tout de suite identifié comme touriste ou « étranger ». Au Koweït tout s’est très bien passé cependant, sûrement grâce à Hasan qui était avec moi en permanence.
Une anecdote à nous partager ?
Je me souviens du moment où Hasan m’a invité à une diwaniah – ce fameux événement social traditionnel que je mentionnais précédemment. Je m’attendais à participer à une petite réunion entre quelques amis, ou collègues, un peu informelle, et je me suis retrouvé dans un salon immense, d’une propriété magnifique, au beau milieu d’une trentaine de Koweïtiens en tenue traditionnelle ! Lorsqu’ils m’ont vu arriver avec mon jean et mon boîtier, j’ai pu lire dans les trente paires d’yeux qui me dévisageaient que j’étais un peu la surprise du siècle ! Si les premiers temps ont été un peu gênants, tout le monde a vite repris ses discussions, et lorsqu’on s’est déplacés vers le buffet pour manger, la glace était brisée : je me sentais chez moi. Ils étaient très cordiaux, l’hospitalité incroyable, et le buffet délicieux !
Des photographes t’inspirent-ils ?
Je ne suis pas un grand consommateur de contenu visuel. Ce qui m’inspire, ce sont les gens que je photographie, la découverte de nouveaux environnements, métiers et modes de vie. C’est toujours le sujet qui prime, et c’est à lui que je réfléchis en premier, pas au style. Mais si je devais citer quelqu’un, je choisirais Titouan Lamazou (un navigateur, artiste et écrivain français, NDLR), pour ce qu’il véhicule : l’aventure, sa quête permanente de découvertes, de rencontres et de retranscriptions. C’est cela qui me nourrit vraiment.
Croise-t-on d’autres thèmes, à travers ce travail ?
J’explore effectivement d’autres thèmes, comme l’architecture, les métiers, les savoir-faire locaux… Je pense notamment au complexe Al Sawaber qui a été un triste épisode de l’histoire architecturale koweïtienne, ou encore aux magasins et métiers du souk Mubarakiyah. Mais d’après moi, ces sujets nous ramènent quoi qu’il en soit au thème principal : celui de l’histoire de la ville, de son évolution, et de ce qu’il en restera si rien ne change.
© Jérôme Poulalier