« Je pense que la comparaison permet
une meilleure compréhension du monde.
La rephotographie révèle un lien avec le passé,
ou au contraire, souligne une rupture. »
À l’occasion des 80 ans de la Libération, les ministères de l’Aménagement du territoire et de la Transition écologique ont lancé le concours La France d’après‑guerre à travers la rephotographie. Les trois lauréat·es racontent les voyages dans le temps qu’ils et elles ont entrepris grâce à la rephotographie. Rencontre.
« Presque rien ne témoigne du passé de cet endroit, à l’exception de l’ancien pont en pierre, à travers le béton duquel des plantes ont déjà poussé. Deux jeunes marchent sur ce pont, allant vers le futur », écrit Aleksander Filippov dans son dossier de candidature. Ce dernier est le grand lauréat du concours La France d’après‑guerre à travers la rephotographie, initié par les ministères de l’Aménagement du territoire et de la Transition écologique. Lancé dans le cadre du 80e e anniversaire de la Libération et de la Victoire, ce concours célébrait aussi les 80 ans de la création du ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme (MRU). Chargé de reconstruire les millions de bâtiments détruits et de reloger les populations sinistrées, le MRU a également constitué, à travers son service photo créé en mars 1945, une archive précieuse, à laquelle Henri Salesse a largement contribué, documentant les profondes transformations du territoire français pendant la reconstruction. Ces images d’archives, mais aussi les photographies actuelles, peuvent être consultées par toutes et tous, sur inscription, grâce à la médiathèque des ministères, TERRA. Afin de valoriser ce patrimoine visuel et de montrer l’évolution des paysages urbains et ruraux depuis l’après‑guerre, le concours proposait une exploration de la rephotographie, une pratique artistique et documentaire consistant à recréer une image ancienne en respectant le lieu et l’angle d’origine. Les participant·es étaient ainsi invité·es à choisir et à reproduire l’une des 33 images d’archives du MRU, prises entre 1944 et 1958, en établissant un lien narratif entre le passé et le présent. Les photographies primées racontent donc des histoires de mutation. Le grand gagnant, Aleksander Filippov, a documenté les changements radicaux de Puteaux, où seul le pont de béton demeure. Marcelline Roulleau, arrivée deuxième, a utilisé une technique ancienne pour révéler la persistance de la cathédrale d’Orléans. Enfin, Laurent Lê Quan Tho, à la troisième place, a capturé la modernisation du pont de Recouvrance à Brest, un point de passage pour les navires de l’arsenal.
Aleksander Filippov – Puteaux
Fisheye : Qu’est‑ce qui vous a motivé à participer au concours ?
A.F : Une collègue m’a encouragé à m’inscrire. Je n’avais jamais soumis mes travaux à des concours auparavant et l’idée m’a semblé intéressante. Je suis photojournaliste, et j’ai récemment quitté la Russie pour m’installer en France. Je n’ai actuellement pas le droit de travailler, j’ai donc beaucoup de temps libre. C’était une expérience très enrichissante.
Qu’est‑ce que la rephotographie vous évoque ?
Ce n’est pas un genre photographique que je pratique souvent, je préfère davantage le reportage. Cependant, je pense que la comparaison permet une meilleure compréhension du monde. La rephotographie révèle ainsi un lien avec le passé, ou au contraire, souligne une rupture. Elle indique le progrès et les directions qu’il emprunte.
Comment avez‑vous abordé visuellement le pont à Puteaux ?
Si j’avais reproduit exactement la photo de référence prise en 1953, en montant sur la rambarde du pont, une grande partie de l’image aurait été occupée par un arbre. J’ai utilisé une focale proche afin de ne pas modifier l’échelle. Quant à la composition, elle m’a semblé être la seule possible, mais cela s’est fait de manière instinctive, presque inconsciente. Je voulais montrer le pont subtilement, sans l’imposer dans l’image, et par la même occasion, que les phares des voitures éclairent les silhouettes des passant·es. C’était ma façon d’introduire de la vie dans la photographie. Je suis resté deux heures environ à observer et à faire des essais. Finalement, j’ai opté pour une photo prise à main levée avec un temps de pose de 1/5 de seconde. Face à l’océan de béton, le rendu, légèrement flou, est doux, presque féérique.
Marcelline Roulleau – Orléans
Fisheye : Qu’est‑ce qui vous a poussé à participer au concours ?
M.R. : Je trouvais intéressant de mettre en lumière le lien que j’ai avec ma région et l’histoire qui y respire. L’avenir environnemental est en péril et la rephotographie peut agir comme un acte concret, conduire à des réflexions constructives sur la transition territoriale, écologique et économique.
Qu’est‑ce que la rephotographie vous évoque ?
La rephotographie est un objet comparatif et un marqueur du passage du temps. Mais elle est aussi un témoin pédagogique important des évolutions sociétales. Je travaille avec des procédés du siècle dernier. Je compose sans cesse avec cette notion impalpable qu’est le temps. J’inspecte cette frontière dissimulée entre hier et aujourd’hui, car je considère le passé comme une réponse inévitable au présent et une clé évidente pour le futur.
Comment répondre à l’image d’Orléans prise en 1946 ?
J’ai choisi de représenter la ville d’Orléans en utilisant une technique ancienne et artisanale, afin de préserver une esthétique proche de celle des archives. Cela permet par ailleurs de conserver l’essence du cliché original, sans être influencée par la technologie du médium. L’atmosphère des deux photos révèle deux époques et énergies différentes. Aujourd’hui, à l’heure des 80 ans de la Libération, la France, dans un élan de solidarité, soutient la cause ukrainienne en parant le ciel de la rue Jeanne d’Arc, à Orléans, des couleurs de son drapeau.
Laurent Lê Quan Tho – Brest
Fisheye : Qu’est‑ce qui vous a motivé à participer au concours ?
L.L.Q.T. : J’habite dans la métropole de Brest. Je prends régulièrement des photos lors des événements locaux et des départs et arrivées de courses de voiliers. J’ai découvert le concours du ministère sur les réseaux sociaux. Comme Brest a été reconstruite après la Seconde Guerre mondiale et le pont de Recouvrance est très symbolique, j’ai trouvé le thème à ma portée.
Qu’est‑ce que la rephotographie vous évoque ?
J’imagine immédiatement la juxtaposition d’images d’un même endroit, mais d’époques différentes. Ce qui est fascinant avec ce genre, c’est de retrouver le point de vue du ou de la photographe originel·le et si possible de cadrer les éléments d’urbanisation encore présents. C’est un voyage dans le temps qui peut en dire long sur un lieu qui a évolué ou, au contraire, régressé.
Comment vous y êtes‑vous pris pour rephotographier le pont
de Recouvrance ?
Ce pont, au‑dessus de la Penfeld, est un lieu incontournable pour les Brestois·es. On y passe à pied, à vélo, en voiture ou en tramway. Lorsque j’ai identifié le point de vue de la photo prise en 1956, j’ai rencontré un problème : le site était devenu un parking encombré qui masque les éléments nécessaires à la recomposition de l’image. Je me suis donc légèrement décalé pour obtenir une vue similaire. On y aperçoit l’arsenal, la tour Tanguy, les ateliers des Capucins. J’ai attendu que le pont se lève et qu’un navire y passe. C’est toujours un spectacle qui attire la foule. Dans le cadre de la rephotographie, on peut ainsi voir son utilité qui perdure : c’est un ouvrage vivant.