Jusqu’au 17 juillet, le centre d’art le Hangar, à Bruxelles, accueille Regarde mon histoire / Kijk naar mijn verhaal, une exposition collective croisant les regards de Véronique Ellena et d’auteurs émergents. Une collection d’histoires marquées par un désir de tisser des liens avec l’autre.
« L’année écoulée nous a propulsés dans un monde sans contact, déshumanisé et dépossédé de son oralité. Le regard n’est le plus souvent que le seul moyen pour capter ce que l’autre a à nous dire »,
déclare Delphine Dumont, directrice du Hangar à Bruxelles. Si le lieu culturel n’a pas fermé ses portes pendant l’hiver, l’exposition Regarde mon histoire / Kijk naar mijn verhaal s’impose comme un renouveau, une représentation de notre désir de nous connecter à l’autre. Pensé, créé et monté en moins de cent jours, l’événement croise le regard d’une artiste reconnue avec ceux d’auteurs émergents influencés par la culture belge. Au cœur de l’espace ? Une rétrospective de Véronique Ellena, marquée par son amour pour l’être humain. « Après avoir étudié aux beaux-arts, je me suis formée à La Cambre durant six ans. Un établissement qui m’a marquée par son ouverture d’esprit, sa bienveillance. Il permettait aux vocations d’éclore », se souvient-elle. Au Hangar, l’artiste d’origine italienne dévoile ses portraits, réalisés à la chambre. « Mes modèles passent d’une personne à une icône, lorsque je les photographie. Mes réalisations sont inspirées par la photographie ancienne et la peinture classique – deux références très présentes dans ce parcours », précise-t-elle. Ancrées dans la réalité – dans la rue, au supermarché, à l’intérieur des maisons – ses compositions deviennent, au fil de la visite, plus abstraites, plus poétiques, jusqu’à emprunter au pictural. Un parcours culminant au sein d’une pièce sombre, dans laquelle des vitraux, réalisés à partir de tirages, brillent et reflètent une lumière presque surnaturelle. Une belle envolée lyrique dans un espace rythmé par l’ordinaire.
Venus enrichir le langage photographique de la photographe, les jeunes auteurs présents dans l’exposition « montrent la vie sous tous ses aspects », comme le commente Delphine Dumont. « Il s’agit d’une sélection qui s’est faite naturellement, mettant en valeur des affinités différentes. Le fil rouge de cette sélection ? Les écoles belges », ajoute-t-elle. Du culte de la minceur au Japon aux confins de la Russie, en passant par l’exploration de la maternité, et le futur des fulgurés, Regarde mon histoire / Kijk naar mijn verhaal croise les regards de Vincen Beeckman, Téo Becher et Solal Israel, Elise Corten, Anne De Gelas, France Dubois, Antoine Grenez, Katherine Longly et Hanne Van Assche. Une collection d’œuvres croisant « ceux qui racontent les histoires des autres et ceux qui narrent la leur ».
© à g. Véronique Ellena, à d. Vincen Beeckman
Des miroirs de nos vies
Et c’est bien leur capacité à tisser des récits immersifs qui font la force des jeunes artistes du Hangar. Durant le premier confinement, Antoine Grenez a fui, avec ses amis, à Saint-Nazaire, en Drôme, au beau milieu de nulle part. Là-bas, perdu dans le monde sauvage, le groupe s’enivre de musique et fait la fête pour oublier l’espace d’un instant le manque de liberté causé par la pandémie. « Ce travail a été réalisé très spontanément, nous étions des enfants qui nous ennuyions dans la nature – cette mère spirituelle. J’ai capturé les instants marquants de ce lâcher-prise, tout en essayant de conscientiser la notion de fête, qui pollue beaucoup », précise le photographe. Et par sa scénographie, Saint Nazaire’s quarantine vibre, et transcende l’espace. Les œuvres y sont accrochées au plafond, voire même sur un mur voisin, à l’extérieur, visible depuis une des fenêtres du Hangar. À leurs côtés, des dessins colorés, des textes – courts poèmes instinctifs, écrits dans les langues natales des différents protagonistes – viennent donner du corps à l’histoire. « Ces ajouts ont été réalisés par les quatre filles présentes sur mes photos. Le tout évoque un peu une chambre d’ado, agencée pour passer un bon moment, avec un peu de naïveté et beaucoup d’amusement », conclut l’auteur.
Avec To tell my real intentions, I want to eat only haze like a hermit, Katherine Longly fait le lien entre sa propre histoire et la culture d’un pays : le Japon. « J’ai toujours eu envie de travailler sur le rapport à l’alimentation, et je souhaitais écouter les histoires des autres plutôt que parler de moi. Mon projet – édité sous la forme d’un livre – est conçu comme un catalogue de tout ce qu’évoque la nourriture : l’émotion, le contrôle, la rencontre… Il met en lumière dix personnes qui la voient comme un outil. Chacun entretient avec elle un rapport par forcément compliqué, mais toujours complexe. Ce sont des relations qui se tissent dès l’enfance », raconte l’autrice. Déclinant également plusieurs histoires sur ses murs, l’exposition relève un défi nouveau : donner à chaque protagoniste un univers graphique qui lui est propre : le vide, la profusion, ou encore la répétition. Autant de notions intrinsèquement liées à l’alimentation. Et, dans cet univers culinaire, Katherine Longly parvient à faire l’étude d’un pays encourageant ses habitants à développer un rapport malsain à la nourriture. « J’ai notamment découvert la loi Metabo, qui incite les entreprises à monitorer le tour de taille de ses employés à leur insu », précise la photographe. Une anecdote qu’elle incorpore avec humour à son accrochage, puisque le regardeur doit « monter » sur une fausse balance collée au sol pour s’approcher au plus près des tirages.
© Antoine Grenez
Téo Becher et Solal Israel décrivent quant à eux Les Fulguré·e·s comme un « documentaire poétique ». Dans la langue française, le terme « fulguré » renvoie à une personne qui s’est fait frapper par la foudre sans en succomber – contrairement à l’expression « foudroyer ». Et ce sont ces blessés du ciel que les deux photographes ont choisi de rencontrer. Après avoir découvert, grâce à un podcast, un groupe de festivaliers frappés simultanément par la foudre en septembre 2017, ils ont imaginé un processus systématique. « Nous réalisons un portrait de chaque individu, une photo de l’endroit où la foudre leur a touché le corps, et un objet qui, pour eux, représente l’événement », expliquent-ils. Mais plus qu’une démarche littérale, Les Fulguré·e·s brille par sa dimension expérimentale. Réalisées à la chambre, les images se voilent, s’effacent, se déconstrastent pour révéler l’absence, l’inconnu. Une sensation familière de ces blessés, qui deviennent malgré eux les cobayes de l’avenir – car on ignore encore quelles sont les conséquences d’une fulguration sur le long terme. Paralysies temporaires, perte de la parole, troubles de la mémoire, perte du sommeil, traces éphémères sur le corps… Les symptômes se multiplient et demeurent mystérieux, angoissants. Avec autant d’humanité que de créativité, les photographes témoignent d’un mal étrange, insondable, qui fascine autant qu’il trouble.
Entre introspection et ouverture sur le monde, entre le familier et l’inexplicable, les photographes de Regarde mon histoire / Kijk naar mijn verhaal transmettent des messages poignants. Des récits fragmentés, imagés, réalistes ou oniriques qui s’imposent comme des « miroirs de (nos) vie(s). À nous, les regardants, d’entrer en communion avec ces histoires, et grâce à elle, de retrouver notre énergie vitale », conclut Delphine Dumont.
Regarde mon histoire / Kijk naar mijn verhaal
Jusqu’au 17 juillet 2021
Hangar, Place du Châtelain 18, 1050 Ixelles, Belgium
© à g. Katherine Longly, à d. Hanne Van Assche
© France Dubois
© à g. Anne De Gelas, à d. Elise Corten
© Téo Becher & Solal Israel
Image d’ouverture : © Antoine Grenez