À la fois sociologue et photographe, Anna Szkoda a imaginé Sirius, une série qui entremêle ses deux disciplines de cœur. Dans ce projet aux allures de conte dystopique, l’artiste revient sur l’affaire criminelle allemande du même nom qui, au début des années 1980, a fait couler beaucoup d’encre tant elle semble irréelle… Cette histoire étonnante est à découvrir en ce moment même au festival Circulation(s).
Fisheye : Ta série Sirius s’inspire d’une affaire du même nom. De quoi parle-t-elle ?
Anna Szkoda : L’affaire Sirius est une affaire criminelle qui a eu lieu en Allemagne dans les années 1970 et qui a été portée devant les tribunaux aux débuts des années 1980. Il s’agit d’une histoire assez complexe qui semble plus proche d’un conte de fées que d’un incident qui est survenu dans la vie réelle. Dans les grandes lignes, cela s’est déroulé ainsi : un jeune homme a rencontré une jeune femme et a commencé à lui raconter des histoires fantastiques. Leur relation se résumait principalement à de longues conversations sur la psychologie et la philosophie. Au fil du temps, il s’est imposé comme une sorte de mentor et elle est devenue émotionnellement dépendante de lui. Arrivé à un certain point, il lui a révélé venir de l’espace, de l’étoile Sirius, et qu’elle pouvait également s’y rendre, à la seule condition qu’elle quitte son enveloppe charnelle et la laisse sur Terre.
Nuit après nuit, au téléphone, il a élaboré un monde de science-fiction glamour dans lequel elle a commencé à se perdre. Il lui racontait des histoires à propos de l’existence la plus complexe, absurde et merveilleuse qu’on trouvait sur l’étoile. Il lui a dit qu’elle aussi pouvait devenir l’un de ses semblables. Cela a duré des années. Il a fini par convaincre la jeune fille de lui céder son assurance-vie, de prendre un sèche-cheveux et de sauter dans une baignoire pour se débarrasser de son corps humain. Ainsi, elle pourrait entrer dans son nouveau corps, sur l’étoile Sirius, et mener une nouvelle vie. Heureusement, ce suicide planifié a échoué et elle a survécu pour raconter l’histoire à la police.
Comment as-tu entendu parler de cette histoire ?
Je suis tombée sur l’affaire Sirius lorsque je faisais des recherches pour un tout autre projet. En lisant les histoires inventées par le protagoniste, j’ai immédiatement visualisé un grand nombre d’images et j’ai ressenti une forte envie de « photographier » ce fait divers. Cela s’explique peut-être dans la mesure où les récits de Sirius sont très visuels, mais aussi par le contraste saisissant qui existe entre le monde de science-fiction glamour imaginé par cet homme et la réalité beaucoup plus sombre de l’Allemagne des années 1970. Parmi celles et ceux qui étudient le droit, l’affaire est encore connue, car elle illustre toute la difficulté de distinguer certains cas de meurtres de suicides assistés. Il n’y a pas beaucoup d’informations publiques détaillées sur cette affaire, à l’exception d’un seul et même petit texte. J’ai donc décidé d’approfondir la question.
Cette histoire a des airs de contes de fées. Si l’histoire semble charmante à première vue, elle devient sombre à mesure que l’on creuse. Quelle était ta démarche ?
L’intrigue est énigmatique et psychologiquement dense. Mon objectif n’était pas de reconstituer l’histoire en détail, mais de sélectionner certains motifs qui me fascinaient. Je voulais créer un langage visuel surréaliste expressif et essayer de couvrir les questions primordiales que soulève l’affaire : la relation entre le pouvoir et la narration, la manipulation et la dépendance psychique.
À l’inverse du sujet, tes photographies sont très douces. Est-ce une manière de prolonger le paradoxe entre la poésie de l’histoire et toute la manipulation qu’elle renferme ?
J’ai d’abord procédé à une recherche plutôt chronologique des motifs que j’ai trouvés dans les archives. Plus tard, j’ai également tenté une approche structurelle, en séparant les différentes intrigues et en essayant d’en enregistrer les éléments. Mais plus je travaillais sur le projet avec mes deux personnages, plus les photographies développaient un certain langage qui leur était propre, créant des liens dans toutes les directions. D’une certaine manière, l’œuvre est un jeu entre le pouvoir attractif et lumineux de l’étoile et l’aspect sombre de l’univers qui gravite autour de cet homme. J’aimais l’idée de me servir de la photographie – un médium traditionnellement utilisé dans les tribunaux pour établir une vérité – pour, en quelque sorte, remettre l’affaire sur le tapis, regarder la dimension poétique plutôt que ses conséquences juridiques. Je cherchais à toucher quelque chose que le cinéaste allemand Werner Herzog appelle la « vérité extatique ».
À quel point faut-il être méfiant à l’égard du monde en général pour croire les histoires d’une personne qui sont non seulement en contradiction avec toutes celles que l’on entend, mais également avec sa propre survie ? En dehors de ces idées abstraites, une étrange et inquiétante qualité littéraire se dégage des bêtises documentées que cet homme a inventées au cours de leur relation : des récits bizarres sur des moines méditant, sur des chambres rouges en Suisse, etc. J’ai essayé de trouver l’essence poétique et tragique de l’affaire par le biais de l’imagination et de la création photographiques.
Quelle est la plus grande difficulté à laquelle tu t’es heurtée en réalisant ce projet ?
Sans doute les recherches. Il n’était pas évident d’avoir des informations, car cette histoire remonte à près de cinquante ans. Il n’y a que cette seule et unique décision de justice, très concise, accessible au public. J’ai donc étudié de vieux articles de journaux des années 1980, mais là encore, il était difficile de les obtenir, car ils n’étaient pas disponibles sous forme numérisée et codifiée, comme c’est le cas aujourd’hui. Toutefois, grâce à un juge que j’ai contacté et qui était responsable de l’affaire à l’époque, j’ai pu accéder à des archives riches et précieuses que j’ai ensuite exploitées. Il s’agissait notamment de lettres noircies que l’homme-Sirius avait écrites pendant des années à sa victime. Cela m’a ouvert tout un univers…
Peux-tu nous parler de l’une de tes images ?
Si je ne devais choisir qu’une image, ce serait celle du moine Uliko, un personnage que l’homme-Sirius a inventé. Je l’ai photographié debout dans un paysage aride sur fond de ciel nuageux. Son visage est caché par sa robe blanche soulevée par un coup de vent. Pour moi, ce cliché et cette figure rassemblent toutes les différentes ambiances qui imprègnent l’affaire : une certaine forme de fantaisie menaçante et d’inquiétude idiote.
Un mot pour la fin ?
J’ai publié un livre, Sirius, qui présente l’histoire plus en détail. Lorsque j’expose cette série, le plus souvent, je le fais sans accompagnement informationnel, même si la matière que je possède est riche et passionnante. Je préfère que les gens regardent d’abord les tirages sans rien connaître de l’affaire. S’ils veulent en savoir plus, ils peuvent toujours se saisir de l’ouvrage. À l’intérieur, j’y ai ajouté un article qui raconte également toute l’histoire, de telle sorte à ce que l’on puisse aller et venir entre les images et le texte. La réalité est trop absurde pour être retenue. La seconde édition est encore disponible à la vente.
© Anna Szkoda