Fisheye : Quelle est ton histoire avec l’Iran ?
Hoda Afshar : Quand je vivais en Iran, mon travaille documentaire se concentrait sur les problématiques sociales et politiques. Je m’intéressais surtout aux vies des individus et groupes marginaux; à des aspects de la vie iranienne éloignés de mes propres expériences. La photographie est devenu un moyen pour moi de découvrir et de comprendre de nouvelles choses. Pourtant après avoir quitté le pays, c’est devenu moins évident pour moi de traiter ces sujets. Je ne me sentais pas légitime pour raconter d’autres histoires iraniennes, parce que j’étais partie. Je pense que In the exodus, I love you more reflète les deux aspects de cette expérience. D’un côté, c’est un travail plus personnel, qui explore mon rapport à l’Iran. De l’autre, il interroge l’ambiguïté des représentations – que j’ai soulevée dans mes précédents travaux.
Tu expliques sur ton site que l’Iran est, selon toi, un pays incompris et souvent mal représenté. Qu’est-ce qui te fais dire ça ? Qu’aimerais-tu dire sur l’Iran que les gens ne savent ou ne voient pas ?
Je pense que la plupart des gens accepteront l’idée que les représentations dominantes des médias occidentaux sur [mon pays] sont le reflet des relations géopolitiques entre l’Occident et l’Iran. Malgré tout aujourd’hui, on peut observer une plus grande variété d’images venues d’Iran, à mesure que son rapport à l’Occident bascule. Ce qui m’intéresse, c’est justement de comprendre en quoi ses images plus positives et authentiques sont tout autant trompeuses.
J’ai vu beaucoup de photographes et de reporters occidentaux voyager en Iran ces dernières années, “révélant” leurs découvertes, c’est-à-dire que la réalité est bien différentes de l’idée qu’on s’en fait. Comme si voir son ignorance éclater était quelque chose dont il fallait se réjouir. C’est aussi très narcissique. Car ces témoignages sont souvent accompagnés d’un message : les Iraniens sont “okay” parce que finalement, “ils sont comme nous“. Et vice versa. Beaucoup d’Iraniens veulent montrer cette image occidentale de chez eux, parce qu’on leur a mis en tête que l’Occident est un bon modèle de civilisation. [Des stéréotypes sont véhiculés], des indices d’un Iran exotique, servant à nourrir un imaginaire domestique de l’étranger. Par exemple, des femmes à demi-voilées, habillées “à l’Occidentale”… Dans tous les cas, il s’agit de présenter l’Iran comme une nation prête à embrasser la culture occidentale de la consommation – mais qui demeure juste assez différente pour paraître exotique.
Dans ce cas, y a-t-il une objectivité dans ta série ?
Mes images sont sans aucun doute le reflet de ma propre histoire avec l’Iran. Mais mon propos, c’est bien de dire qu’il n’y a pas une seule réalité qui puisse être photographiée et que ma vision contrastera toujours avec celle d’un ou d’une autre. L’idée que j’essaye de développer dans ce travail, c’est que même si toutes les images composées pour une narration sont le fruit d’une perception, elles ne sont pas fausses pour autant. La limite est franchie lorsque cette subjectivité est présentée comme la seule vérité.
Quand as-tu quitté l’Iran ? Comment ce départ a-t-il modifié ton regard, ta façon de prendre des photos ?
J’ai quitté l’Iran il y a presque dix ans et bien que j’y retourne souvent, cette expérience m’a profondément affectée – personnellement et comme photographe. L’immigration est une chose brise ton univers, qui change ta vision du monde. La douleur d’être déraciné engendre le sentiment très fort d’être sans abri, de ne pas être sa place, qui ne disparaît jamais totalement. C’est une existence étrange : le monde entier semble une terre étrangère. J’ai essayé de l’intégrer pleinement, plutôt que de m’accrocher à l’image nostalgique de la maison, ou à celle de l’exil. À l’inverse, j’aime explorer cet état d’entre-deux comme une condition très liée à notre époque. Ce qui fascine aussi, c’est comme les choses peuvent devenir si proches quand on est loin – et vice versa. Consciemment ou non, je l’évoque beaucoup dans In exodus, I love you more.
Pourquoi retournes-tu en Iran ? Comment est née ta série là-bas?
Je n’ai jamais cessé d’y retourner, mais pendant longtemps je n’y ai pas fait de photos. Quand mon père est mort, j’ai ressenti un vif besoin de me reconnecter à l’Iran. D’explorer ma relation à ce pays, à travers le prisme de la mémoire de mon père. Il m’a appris beaucoup sur mon pays et d’une certaine façon, j’ai voulu me souvenir de lui et honorer sa mémoire en faisant des images. Je n’avais une idée très claire de ce que je voulais produire. C’était tout nouveau pour moi. Ça a donc été une expérience très instructive, qui m’a beaucoup challengée car c’est devenu plus que d’explorer ma relation à l’Iran.
Qui sont les gens que tu as photographiés ?
De la famille, des amis et des étrangers. Des visages qui m’ont attirée. Des visages qui semblent retenir des histoires, des douleurs et des secrets silencieux.
Comment décrirais-tu l’Iran à quelqu’un qui n’y est jamais allé ?
C’est dur à dire. L’Iran est un vaste pays, avec une géographie, des communautés et des cultures variées. C’est un pays qui a une histoire extraordinairement longue et compliquée, qui évolue toujours très vite. Chaque fois que j’y retourne, et plus j’y voyage, je prends conscience que même ma propre compréhension en est limitée. C’est un lieu infiniment surprenant. Les étrangers avec qui j’ai voyagé là-bas ont toujours été très étonnés de se rendre compte à quel point leurs préjugés étaient faux. C’est, il me semble, un pays qui interroge toujours les gens sur les fondements de leurs suppositions.
Si tu devais ne retenir qu’une image de cette série…
Si je devais en choisir une, ce qui est très difficile, alors je choisirais l’une de celles qui reflètent le plus mes émotions au moment où je les ai prises. Il y en a quelques unes qui sont le souvenir de véritables moments d’épiphanie. Par exemple, celle du sable rouge et noir, que j’ai faite il y a un an en arrivant sur l’île rouge au sud de l’Iran. Lorsque j’y ai posé les pieds, j’ai eu le sentiment de toucher l’univers tout entier. C’était magique.
Autre exemple : quand j’ai vu deux chevaux blancs se tenir face à face dans une forêt brumeuse, au nord de l’Iran. L’un d’eux ressemble à une licorne. J’ai eu l’impression d’être en plein rêve.
J’aime aussi beaucoup les portraits de la série. Ces images ont été un vrai défi à relever. Parfois, tu fais l’expérience de ces moments durant lesquels un visage révèle un petit secret à l’objectif, une sorte de regard ou de geste qui t’attire et te perce l’âme. Si j’ai de la chance et que je clique pile à ce moment là, alors je sais que j’ai pris un bon portrait.
Trois mots pour décrire ce travail ?
Passage, surface, absence.
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