Longtemps, je me suis demandé ce que contenait l’expression « l’œil du photographe », au-delà de son sens visible et premier lié au cadre d’une image. Une partie de la réponse m’est venue d’un photographe lui-même. Celui qui m’a intimement connecté à l’image, Patrick Gripe. Son nom ne vous dira rien car il est désormais décédé. Il faisait son travail de reporter de presse avec passion, sans quête de gloire. Ce qui m’a toujours frappé chez Patrick, c’est la vibration qui animait son regard à chaque fois qu’une de ses images était publiée en double page (son mètre étalon) dans L’Équipe magazine ou L’Express, ses collaborations les plus régulières. Il jubilait alors et recevait une gratification morale bien plus importante que toutes rémunérations financières.
En visite à Kyoto, ce regard, ce scintillement, je l’ai vu à nouveau. Je connaissais déjà le photographe Akihito Yoshida. Je l’avais croisé quelques mois plus tôt dans un bus pour Lianzhou, en Chine, au festival de photo où était dévoilé son travail The Absence of Two, une série magistrale qui raconte la vie de son cousin de 23 ans et de sa grand-mère de 88 ans, sur plusieurs années. Les deux vivaient ensemble, et Akihito documentait leur quotidien jusqu’à la disparition du jeune homme, sans explication. La découverte, un an plus tard, de son corps suicidé provoqua, quelques mois après, le décès de sa grand-mère. Ces images sont d’une telle sensibilité, d’une telle force, qu’elles génèrent chez les spectateurs, et en particulier chez moi, une vive émotion. Le revoir à Kyoto était une vraie joie.
En dehors de toute exposition à Kyotographie, Akihito se mêlait à l’énergie du festival, car il vit là-bas. Un soir, je l’ai rencontré par hasard – ce qui est toujours étonnant dans une ville de près de deux millions d’habitants – sur les bords de la rivière avec ses anciens camarades d’université. Ils sont tous professeurs de classe primaire. Comme l’était Akihito avant qu’il ne décide de faire de la photographie artistique son métier et son unique moyen de subsistance. Et là, alors que la nuit pointait et que les cerisiers n’avaient presque plus de fleurs, j’ai revu ce regard. Celui de la passion, de la détermination et de la fierté intérieure quand on parle de ses images.
Contre toute logique économique, Akihito Yoshida a décidé de devenir artiste dans un pays qui ne prend absolument pas soin de ses jeunes auteurs, et où le marché du tirage photo est inexistant. Mais sa détermination renverse les évidences. Akihito a pensé un livre, entièrement réalisé par lui, avec six papiers différents et une couture très soignée, qu’il a édité à 111 exemplaires – âge cumulé de sa grand-mère et de son cousin au moment de leur décès. Tout s’est vendu en six heures sur Internet. Bien que cela ne règle rien économiquement, Akihito est mû par une force, une énergie et une soif que je n’ai rencontrées que chez les photographes. Cette transcendance est leur bien le plus précieux, elle permet de donner naissance à des séries qui atteignent le spectateur au-delà de toute logique artistique, émotionnelle ou esthétique. L’œil du photographe est un bien précieux, que nous tous, en tant que communauté humaine, nous nous devons d’accueillir et de protéger. Si vous croisez ce regard-là, plein de cette vibration, attrapez-le, ne le laissez pas filer.
© Akihito Yoshida