L’œil du photographe

17 mai 2018   •  
Écrit par Benoît Baume
L’œil du photographe

Longtemps, je me suis demandé ce que contenait l’expression « l’œil du photographe », au-delà de son sens visible et premier lié au cadre d’une image. Une partie de la réponse m’est venue d’un photographe lui-même. Celui qui m’a intimement connecté à l’image, Patrick Gripe. Son nom ne vous dira rien car il est désormais décédé. Il faisait son travail de reporter de presse avec passion, sans quête de gloire. Ce qui m’a toujours frappé chez Patrick, c’est la vibration qui animait son regard à chaque fois qu’une de ses images était publiée en double page (son mètre étalon) dans L’Équipe magazine ou L’Express, ses collaborations les plus régulières. Il jubilait alors et recevait une gratification morale bien plus importante que toutes rémunérations financières.

En visite à Kyoto, ce regard, ce scintillement, je l’ai vu à nouveau. Je connaissais déjà le photographe Akihito Yoshida. Je l’avais croisé quelques mois plus tôt dans un bus pour Lianzhou, en Chine, au festival de photo où était dévoilé son travail The Absence of Two, une série magistrale qui raconte la vie de son cousin de 23 ans et de sa grand-mère de 88 ans, sur plusieurs années. Les deux vivaient ensemble, et Akihito documentait leur quotidien jusqu’à la disparition du jeune homme, sans explication. La découverte, un an plus tard, de son corps suicidé provoqua, quelques mois après, le décès de sa grand-mère. Ces images sont d’une telle sensibilité, d’une telle force, qu’elles génèrent chez les spectateurs, et en particulier chez moi, une vive émotion. Le revoir à Kyoto était une vraie joie.

En dehors de toute exposition à Kyotographie, Akihito se mêlait à l’énergie du festival, car il vit là-bas. Un soir, je l’ai rencontré par hasard – ce qui est toujours étonnant dans une ville de près de deux millions d’habitants – sur les bords de la rivière avec ses anciens camarades d’université. Ils sont tous professeurs de classe primaire. Comme l’était Akihito avant qu’il ne décide de faire de la photographie artistique son métier et son unique moyen de subsistance. Et là, alors que la nuit pointait et que les cerisiers n’avaient presque plus de fleurs, j’ai revu ce regard. Celui de la passion, de la détermination et de la fierté intérieure quand on parle de ses images.

Contre toute logique économique, Akihito Yoshida a décidé de devenir artiste dans un pays qui ne prend absolument pas soin de ses jeunes auteurs, et où le marché du tirage photo est inexistant. Mais sa détermination renverse les évidences. Akihito a pensé un livre, entièrement réalisé par lui, avec six papiers différents et une couture très soignée, qu’il a édité à 111 exemplaires – âge cumulé de sa grand-mère et de son cousin au moment de leur décès. Tout s’est vendu en six heures sur Internet. Bien que cela ne règle rien économiquement, Akihito est mû par une force, une énergie et une soif que je n’ai rencontrées que chez les photographes. Cette transcendance est leur bien le plus précieux, elle permet de donner naissance à des séries qui atteignent le spectateur au-delà de toute logique artistique, émotionnelle ou esthétique. L’œil du photographe est un bien précieux, que nous tous, en tant que communauté humaine, nous nous devons d’accueillir et de protéger. Si vous croisez ce regard-là, plein de cette vibration, attrapez-le, ne le laissez pas filer.

© Akihito Yoshida

Explorez
Sous le soleil d'Italie avec Valentina Luraghi
Mediterraneo © Valentina Luraghi
Sous le soleil d’Italie avec Valentina Luraghi
À travers sa série Mediterraneo, Valentina Luraghi nous transporte dans ses souvenirs d’été. Le·la spectateur·ice y découvre le...
29 août 2025   •  
Écrit par Lucie Donzelot
La sélection Instagram #519 : évasion infinie
© Giorgia Pastorelli / Instagram
La sélection Instagram #519 : évasion infinie
Liberté. Ce mot résonne avec le clairon de l’été. Les artistes de notre sélection Instagram de la semaine célèbrent la douceur et le...
12 août 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
15 expositions photographiques à découvrir en août 2025
Jill, President Street, Brooklyn, New York, 1968 © Donna Gottschalk, Courtesy de l’artiste et de Marcelle Alix, Paris.
15 expositions photographiques à découvrir en août 2025
L’été est installé, et les vacances enfin arrivées. En parallèle des Rencontres d'Arles et pour occuper les journées chaleureuses ou les...
01 août 2025   •  
Écrit par Fisheye Magazine
Les images de la semaine du 21 juillet 2025 : l’été des voyages et de la culture
© Clara Chichin et Sabatina Leccia / Lucie Pastureau
Les images de la semaine du 21 juillet 2025 : l’été des voyages et de la culture
Cette semaine, dans les pages de Fisheye, expositions et conseils de lectures estivales s’épanouissent. Car, qui dit vacances dit temps...
27 juillet 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Les images de la semaine du 1er septembre 2025 : le pouvoir des images
© Julie Wintrebert, Crazy Beaches, 2024 / courtesy of the artist and festival Les Femmes et la mer
Les images de la semaine du 1er septembre 2025 : le pouvoir des images
C’est l’heure du récap ! Cette semaine, pour la rentrée, les pages de Fisheye se mettent au rythme du photojournalisme, des expériences...
07 septembre 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
Prix Viviane Esders : éclairer des trajectoires photographiques
© Bohdan Holomíček
Prix Viviane Esders : éclairer des trajectoires photographiques
Créé en 2022, le Prix Viviane Esders rend hommage à des carrières photographiques européennes souvent restées dans l’ombre. Pour sa...
06 septembre 2025   •  
Écrit par Costanza Spina
Sandra Calligaro : à Visa pour l'image, les Afghanes sortent de l'ombre
Fahima (17 ans) révise dans le salon familial. Elle suit un cursus accessible en ligne sur son smartphone. Kaboul, Afghanistan, 24 janvier 2025. © Sandra Calligaro / item Lauréate 2024 du Prix Françoise Demulder
Sandra Calligaro : à Visa pour l’image, les Afghanes sortent de l’ombre
Pour la 37e édition du festival Visa pour l’Image à Perpignan qui se tient jusqu’au 14 septembre 2025, la photojournaliste Sandra...
05 septembre 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
Fisheye #73 : vivre d'Amour et d'images
© Jenny Bewer
Fisheye #73 : vivre d'Amour et d’images
Dans son numéro #73, Fisheye sonde les représentations photographiques de l’amour à l’heure de la marchandisation de l’intime. À...
05 septembre 2025   •  
Écrit par Marie Baranger