2024
30 x 24 cm
Relié
296 pages
89€
Quelques temps après la parution de l’ouvrage Tomber des nu(e)s, le photographe Marc Martin et Mathis Chevalier, son modèle, participent aujourd’hui tous deux à un épisode Tracks sur Arte dédié aux nouvelles représentations du nu masculin. Pour l’occasion, nous avons décidé de revenir sur cet ouvrage qui détourne des œuvres mythiques et porte un regard non binaire sur le sujet.
Un photographe, un triple champion de MMA. Entre ces deux hommes, un quart de siècle. L’un redonne de la noblesse à des choses assimilées à la saleté et l’obscénité dans la mémoire collective, l’autre entretient un rapport poétique à sa pratique sportive, réputée particulièrement violente. « Tomber des nu(e)s, c’est l’histoire d’un photographe et d’un modèle passionnés, qui décident de travailler ensemble pour le plaisir, de se balader ailleurs que sur des chemins tout tracés », introduit Mathis Chevalier. Dans ce livre qui fait suite à une exposition dans la galerie Obsession en avril dernier, « on se perd, on sort du cadre et on se retrouve sur le bord de la route, nu, juché sur des talons, dans un champ de blé en slip kangourou… », poursuit-il. Grâce au corps et à la capacité de dérision de son modèle, Marc Martin met en scène une histoire de l’art sans le voile de la morale et de l’héroïsme, mais au contraire, qui prête à rire, à trouver matière à subversion, à réflexion.
Une histoire derrière chaque image
Tomber des nu(es), c’est d’abord l’occasion, pour son auteur, de s’amuser en multipliant les références aux images qui lui sont chères. Une réplique d’une photographie de Madonna faisant du stop nue sur hauts talons dans les rues de Miami, publiée dans son ouvrage SEX en 1992 ; la posture impudique du Faune Barberini, les jambes largement écartées, datée de l’époque hellénistique, reproduite par un Mathis Chevalier costumé et volontiers moqueur. Un clin d’œil à Yves Saint-Laurent posant entièrement dénudé – un cliché qui a fait scandale en son temps – , rappelé par le pouvoir d’un simple déhanché ; un autre, à l’amant du couturier, le célèbre dandy Jacques de Basher, ramené à la vie par une moustache évocatrice. En figurant les poses complexes de statues antiques et romantiques, en imitant des personnages historiques et fictifs, en reconstituant des peintures et des clichés célèbres, Marc Martin et Mathis Chevalier donnent à contempler la sensualité masculine dans tous ses états, à incarner de manière multiple l’homoérotisme – presque à la manière d’une revue d’images érotiques, qui revêtent en même temps une forte dimension artistique.
Mathis Chevalier endosse tour à tour le rôle du Romantique fiévreux, du matelot séducteur Querelle, personnage emblématique imaginé par l’écrivain Jean Genet, du Christ attaché… L’unique protagoniste de ce très long ouvrage est minutieusement, obsessivement décortiqué. Une photo charnelle, à peine dissimulée par du papier bulle, est à l’image du voyeurisme qui imprègne la forme particulière du livre lui-même. Car certains clichés sont en effet imprimés dans des dépliants, comme un secret mal gardé. Taillé comme une sculpture de marbre, mais volontiers tendre, Mathis Chevalier donne corps aux idées du photographe et réalisateur, depuis le coffret Mon CRS (2023), où il jouait déjà un héros queer amoureux d’un·e chanteur·se non-binaire.
Reconquérir sa vie par la nudité
Un grand nombre de textes de journalistes, critiques, historien·nes de l’art, artistes divers – et même du modèle, inspiré par ses propres réinventions de lui-même – à la plume aiguisée, viennent accompagner, parfois commenter les portraits, et témoignent d’un mystère et d’une interrogation autour de cette chair masculine, oscillant entre virilité, douceur et sensualité. « Poétiques ou didactiques, ils livrent des indices hors-champ à la fois érudits et cocasses », explique Marc Martin. Car l’expérience de la nudité fondamentale soulève, en chacun·e d’elleux, des questionnements philosophiques.
« Poser à poil n’est pas me mettre à nu », déclare le sportif de haut niveau, devenu acteur, à propos de ce travail. Ce n’est plus un outil de démonstration, ni de libération. Comme je l’écris dans le livre, « On nait nu, on meurt nu. Vivons nu » ! », s’exclame-t-il. En réalité, Mathis Chevalier projette sur la mise en scène de son propre dépouillement un pouvoir de reprendre le contrôle sur un désir malsain que d’autres ont pu poser sur lui. « Ici, j’assume tout, même de m’être glissé dans la peau de Marc Martin : quand j’incarne le clown triste, c’est bien lui ici qui se met à poil, car c’est lui qui rêvait de faire du cirque quand il était gosse. Le dessin du clown triste inclus dans la série, c’est moi qui l’ai réalisé. Je lui ai dédié », confie-t-il. Dans la continuité de ses précédents travaux, l’auteur interroge ainsi l’idée d’obscénité, qui mérite, d’après lui, d’être placée là où il se doit. « Quelles sont ces normes qu’on nous impose ? interroge-t-il. En quoi le sexe et la passion seraient plus dérangeants que la haine et l’ultra violence qui plombent notre société ? Face aux diktats imposés par les réseaux sociaux, face à une société où continue de régner depuis tant de siècles une pudibonderie exagérée, voire hypocrite, l’ouvrage porte au fond sur notre rapport à la liberté.
Un livre d’art érotique
« Je suis entré comme par effraction dans l’univers d’un jeune sportif identifié comme étant hétérosexuel, mais avec sa confiance et donc sa complicité », raconte l’artiste. Assez singulièrement, le décalage éclatant entre les deux hommes est devenu une source d’inspiration pour leur collaboration. « Quand il m’emmène dans les vestiaires de son gymnase, détaille Marc Martin, il sait la dimension érotique que ça représente pour moi. Selon lui, cet endroit n’a rien de bandant : au contraire, « ça pue les pieds et la sueur », me dit-il. Pareil sous les douches collectives : il a joué le jeu, mais cette promiscuité virile entre collègues n’était subversive qu’à travers mon regard », révèle-t-il. Pourtant, une forme d’érotisme manifeste se niche dans chaque recoin de l’ouvrage : peut-être dans la puissance avec laquelle Mathis Chevalier incarne ses personnages, ou simplement, dans la vulnérabilité qu’il laisse entrevoir de lui-même, au fil des mises en scène et du lien qui s’établit lentement avec le talentueux photographe.