Sur une île déserte, un homme avance, perdu dans sa marche solitaire, son regard vers l’horizon. Au détour d’un chemin, il découvre une veste de marin abandonnée. Le temps a fait germer des plantes dans son tissu, transformant l’habit en une parure organique brodée de fleurs. Un écosystème à taille humaine qui l’appelle et fait courir son imagination. C’est L’Habit du naufrage. « Ce qui me plaît, dans ce titre, c’est ce qu’il raconte. Il s’agit de s’apprêter pour le naufrage, le regarder droit dans les yeux, se laisser avaler de manière volontaire avec un costume de fête, honorer la fin, le commencement, se libérer du connu », commente Marine Lanier. À l’origine de son récit, son arrière-grand-père, capitaine de vaisseau. « J’ai cherché des informations sur sa possible vie, mais comme il me manquait des pans entiers, j’ai décidé de lui inventer une existence, des voyages, un journal », explique la photographe. Un projet transdisciplinaire développé en 2020 et 2021, lors d’une résidence avec l’Imagerie à Lannion. Croisant ses propres images à celles d’archives de la station biologique de Roscoff et du musée Jules Verne de Nantes, ainsi qu’à un journal de bord fictif d’un capitaine solitaire, elle compose peu à peu L’Habit du naufrage. Un conte maritime où se croisent bosquets et bestiaires océaniques, marins torturés, nuits silencieuses, vagues monstrueuses et profondeurs mystérieuses. Dans la pénombre, les récifs se dévoilent, les pieuvres sortent de leur grotte et enroulent leurs tentacules autour des épaves, les emportant encore plus loin, jusqu’au centre de la Terre. Sublimé par des tons pourpres et bleutés, le territoire aquatique devient le décor d’une histoire millénaire, transcendant les époques.
« Depuis le 21e siècle, d’immenses avancées permettent de sonder ce monde. La technologie a rendu possible son exploration de plus en plus précise. Une longue aventure a été entreprise pour parvenir à forer la croûte terrestre, livrant au passage de passionnants secrets. Les océans constituent le plus grand réservoir de biodiversité au monde. Les eaux abritent d’innombrables espèces, molécules, gènes… Ces organismes ont évolué dans des conditions extrêmes et contiennent une énigme qui se dérobe à notre regard », raconte Marine Lanier. Pourtant, comme elle le rappelle, « plus de deux tiers du fond des océans demeurent inexplorés. Ils seraient moins connus que la surface de la Lune ! ». Fascinée par le mysticisme, la magie, l’irrationnel et « l’autre côté », la photographe teinte son projet d’une aura surnaturelle, d’une tension sourde, qui se déploie, invisible, sous la surface lisse de la mer. Pourtant, au loin, la brise se lève, grandit, convoque la tempête. En observant les images, nous avons le sentiment d’être propulsé·es sur le navire, aux côtés des matelots qui contemplent le ciel, attendant l’éclair qui zèbrera la Lune, qui annoncera le début de l’apocalypse. Inspirant à l’unisson, ils revêtent alors leurs plus beaux ensembles. Soudain, l’orage gronde, le bateau tangue, la voile se déchire. Propulsés dans l’eau froide, ils sombrent et amorcent la longue descente jusqu’aux fonds marins, parmi les coraux et les bancs de poissons, les algues et les méduses fluorescentes. Bientôt, leurs vestes remonteront à la surface et s’échoueront sur le sable d’une île, faisant germer, dans l’esprit de Marine Lanier, une histoire folle d’hommes, d’eau et de naufrages…
Animée par notre « rapport organique à la nature et aux éléments », Marine Lanier déve- loppe, à travers son œuvre, un questionnement qui la hante: «Notre besoin conjoint d’appartenance et celui de s’extraire du groupe pour exister». Une dichotomie qu’elle explorait déjà dans Nos Feux nous appartiennent, dans Fisheye n°37. « C’était une joie de partager ce travail avec les lectrices et lecteurs, dont j’ai beaucoup apprécié les retours », se souvient-elle. Sélectionnée en 2023 par la grande commande de la BnF, elle termine actuellement un volet de sa série Le Jardin d’Hannibal, et travaille sur deux expositions – au musée Nicéphore Niépce de Chalon-sur-Saône et à la Filature de Mulhouse – ainsi que sur une monographie : Le Soleil des loups, chez Poursuite éditions.