Au fil de ses expérimentations artistiques, Marion Ellena cherche à redessiner les contours de souvenirs qui s’étiolent. Habitée par l’absence, la photographe suit ses intuitions avec mélancolie afin de recréer des liens révolus ou suspendus par les affres du temps.
« Je suis souvent une intuition. Ça peut être une envie de couleur, une personne qui me touche ou une technique… Ou bien une expérience sensorielle qui amorce un chemin que je suis sans en voir le bout… J’imagine que c’est comme la musique. Il y cet accord qui nous plaît, on se laisse porter par celui-ci, puis on ajoute des éléments informes qui finissent par s’articuler par on ne sait quelle magie »
, nous explique Marion Ellena. D’origine vénézuélienne, la photographe s’est découvert un talent pour le 8e art par ce même enchantement de la spontanéité. Alors collégienne, l’une de ses petites voisines l’initie à ce « tour sans magicien·ne » que lui inspire encore la chambre noire. Peu de temps après, l’artiste en devenir déménage. En guise de cadeau d’adieu, tel un mentor, sa jeune amie lui offre son matériel.
« Avec du recul, cette expérience était également une façon d’explorer mon intimité. Cela donnait sens à ma présence dans ce pays qui m’était étranger, et a nourri une perspective d’émancipation », affirme-t-elle. Ce voyage initiatique vers la quête des réminiscences s’inscrit pourtant dans un héritage familial, empreint de nostalgie. Sa mère, péruvienne, et son père, français, se rencontrent dans l’instabilité du Venezuela qu’ils envisagent de quitter pour la France. « Ce contexte les a poussés à matérialiser le plus de souvenirs possible, car tout cela finirait par disparaître un jour. Les clichés qu’ils ont pris continuent de me hanter. Beaucoup d’émotions et de joie s’en émanent, même si le hors-champ ne raconte pas la même histoire. Mais ces photographies se sont substituées à des moments qui n’ont pas eu le temps d’exister en images. »
Vers un monde éternel et inachevé
Au cours de ses innombrables pérégrinations dans les aléas de l’expérimentation, Marion Ellena s’engage dans une exploration de sa vulnérabilité. À l’instar d’Ana Mendieta, d’Alejandra Pizarnic ou de Clarice Lispector – ses références en la matière –, elle transforme ainsi sa connaissance de l’intime, parfois douloureuse, en une force sans précédent. « Je pars toujours avec l’intention de reconstituer, de convoquer des impressions, ce qui m’amène à adopter une approche rétrospective. Je travaille très peu d’images sur le moment. Par exemple, celles de la série Golden Summer proviennent de négatifs réalisés pendant mon adolescence », précise l’artiste. De ce tâtonnement littéral de souvenirs exhumés du passé résulte une « véritable chorégraphie des sens ». Le papier, pareil à la mémoire déliquescente, sert alors de support à une réappropriation qui entend figer l’instant fugitif.
Au cœur des projets de Marion Ellena, le temps « flou et étiré » vient toujours embrasser la distance de l’infinie. Dans cette étreinte singulière, les repères spatio-temporels s’évanouissent. Ils mènent alors celui ou celle qui regarde vers un monde à la fois éternel et inachevé dans le geste lent d’un mouvement en suspens. L’objectif ? « Se rapprocher au plus près de la représentation du rêve. » Là-bas, les nuances de la mélancolie se heurtent à la couleur enivrante. Dans ses imperfections, la poésie de l’oxymore lui donne prise sur ses souvenirs bruts, que le vague à l’âme n’a pu baigner d’une douceur chimérique. « Le passé, par sa malléabilité, constitue la matière première de mon œuvre. Parce qu’elle serait enracinée dans l’idéalisation de ce qui n’est plus, la nostalgie porte en elle une dimension péjorative. Je la vois plutôt comme un sentiment utopique qui perce la bulle du présent pour nous sortir de l’amnésie ambiante », suggère l’artiste.
L’impermanence de la mémoire
Un crâne, des fleurs, de l’eau sous différentes formes, des silhouettes nébuleuses et des superpositions de grain… Les éléments qui composent chacune de ses séries évoquent des fragments de vanités ou un memento mori sans cesse renouvelé. Son boîtier fait office de truchement entre « ce qu’[elle] pensai[t] voir et ce qu’[elle n’a] jamais trouvé », quand ses images rendent « une sorte d’hommage aux illusions qu’[elle s’était] faites quant à la recherche d’une consistance dans [s]on identité ». Mais simultanément, ses errances la guident et sa pratique la devance, répondant à des questionnements latents. Les bulles miroitantes sur des pains de savon prennent alors des airs de boules de cristal se tournant vers l’avenir. Réveiller le passé ne lui sert finalement qu’à « donner forme et texture à l’absence » qui subsiste.
Méfiante, elle ne fait guère confiance aux songes d’une époque trop ancienne, qui s’apparentent en certains points à quelques mensonges. Condamnés au délitement, chacun de nous essaye tant bien que mal de pallier leurs manquements. « Dans la langue quechua, il est facile de confondre le mot “mentir” et “remémorer” en raison de leur proximité phonétique. Cette frontière poreuse m’a permis de prêter une attention particulière à la fragilité et à l’impermanence de la mémoire », achève-t-elle. De cette façon, Marion Ellena parvient à s’émanciper de l’injonction de vérité dont la photographie serait vectrice, rappelant à ce même titre que les images sont souvent trompeuses.
© Marion Ellena