Photographe et artiste iranienne, Maryam Firuzi explore la mémoire collective et les silences imposés aux femmes à travers une œuvre où l’image dialogue avec la broderie. Avec sa série Women in Mirrors, née d’un voyage solitaire et d’une caméra brisée, elle transforme l’absence en présence, l’intime en universel et fait de l’art un espace de transmission et de liberté. Son exposition est à découvrir jusqu’au 2 novembre 2025 au Hangar à Brussels.
Pour Maryam Firuzi, le nom « Iran » n’est jamais neutre. Il signifie à la fois « terre des libres » et peut être porté comme prénom féminin. De cette ambiguïté naît un ancrage fondateur : associer intimement liberté et féminité, dans un pays où ces deux notions semblent constamment négociées, fragiles, parfois confisquées. Maryam Firuzi insiste sur la proximité, en persan, entre « āzādegi » (magnanimité) et « āzādi » (liberté). Deux termes qui se séparent en anglais, mais dont la racine commune rappelle que la liberté ne va pas sans grandeur d’âme. Créer en Iran, pour Maryam Firuzi, c’est aussi porter le poids d’une civilisation sept fois millénaire. Cet héritage culturel, immense et contraignant, place l’artiste dans une tension permanente : s’inscrire dans une histoire foisonnante tout en y apportant une voix singulière. L’Iran, carrefour entre l’Orient et l’Occident, est traversé de multiples récits, d’une complexité telle qu’aucune interprétation ne peut être univoque. Cette conscience aiguë d’appartenir à une mémoire collective irrigue l’ensemble de la pratique de Maryam Firuzi. Chaque projet devient un moyen de documenter ce qui est menacé d’effacement : les silences, les absences, les voix que l’histoire officielle a reléguées à l’ombre. Photographier, explique-t-elle, c’est lutter contre l’oubli. C’est reconnaître l’existence de ce qui, sans trace, resterait invisible. Le travail de cette artiste s’inscrit dans une trilogie cohérente : Scattered Memories of a Shattered Future, In the Shadow of Silent Women et Women in Mirrors. Trois étapes qui explorent, chacune à leur manière, le rôle des femmes comme créatrices. Qu’elles peignent, qu’elles fabriquent ou qu’elles brodent, elles sont ici saisies dans leur puissance de production symbolique : elles transforment le quotidien en art, elles font surgir de la beauté et de la mémoire dans des contextes de ruine, de silence ou d’oppression. Cette vision est nourrie par des strates multiples : la rigueur de l’apprentissage de la calligraphie, la liberté de la peinture, la profondeur narrative de la littérature, et bien sûr l’imaginaire persistant de la poésie persane. Comme dans un vers de Hafez, les images de Maryam Firuzi superposent sens littéral, symbolique et émotionnel. Elles invitent à lire entre les lignes, à compléter le récit par soi-même, dans un geste à la fois esthétique et politique.
Une longue chaîne de transmission
Si Women in Mirrors occupe une place si particulière dans la trajectoire de Maryam Firuzi, c’est qu’elle est née d’un échec. En 2020, alors qu’elle voyage dans la province de Sistan et Baloutchistan, l’artiste se heurte à l’impossibilité de photographier les femmes : trop d’obstacles sociaux, culturels et religieux. Dans la solitude d’une nuit de tempête, face à la peur et à la frustration, germe une idée : plutôt que de saisir directement leurs visages, photographier les espaces quotidiens et y inviter, ensuite, les femmes à intervenir par la broderie. Ce geste change tout. La photographie cesse d’être un processus unilatéral : elle devient support de dialogue. Les motifs brodés, transmis de génération en génération, ne sont pas de simples ornements. Ils constituent une véritable archive, condensant symboles, identités, résistances. Chaque point de fil inscrit une histoire silencieuse, chaque motif oppose sa persistance à l’effacement patriarcal et politique. Il aura fallu que la photographe parcoure plus de 60 000 kilomètres dans le pays pour que cette intuition prenne forme, jusqu’à l’hiver 2024 où la série s’achève enfin. Entre-temps, le projet s’est chargé d’une profondeur nouvelle : il documente non seulement la vie des femmes baloutches, mais aussi le rapport intime de Maryam Firuzi à sa propre mémoire. Car si elle photographie, elle est aussi « documentée » en retour. Ses images portent en elles les joies, les peines, les voix collectives qui l’ont façonnée. Women in Mirrors s’inscrit ainsi dans une longue chaîne de transmission. L’artiste iranienne prolonge les gestes millénaires de la broderie féminine, tout en les faisant dialoguer avec la modernité photographique. Elle confronte la mémoire effacée des femmes iraniennes à une reconnaissance internationale. Elle transforme une pratique domestique en acte de résistance culturelle. À travers ces miroirs, ce sont des visages absents que l’on devine, des existences rendues palpables par le fil. L’art devient alors un lieu de réparation : entre l’oubli et la mémoire, entre la disparition et la visibilité, entre le silence et la voix.