L’artiste biélorusse Masha Sviatahor constitue collages étranges et kitsch avec des images issues du magazine soviétique Sovetskoe Foto. Ceux-ci composent une critique ironique de l’URSS pleine de contradictions.
Un homme et une femme rayonnent de bonheur, mais derrière leur voiture, une épaisse fumée s’élève, comme après une explosion. Leur sourire transforme la scène en feu d’artifice nuptial. Newlyweds (Jeunes Mariés), 2018, image tirée du premier projet au long cours de Masha Sviatahor, Everybody Dance! (Tout le monde danse !) condense la tension entre joie et catastrophe qui traverse toute son œuvre. Dans cette série de collages, réalisés exclusivement à la main sur près de sept ans, l’artiste biélorusse découpe et assemble les pages d’anciens magazines photo. Une matière trouvée presque par hasard en tombant sur quelques numéros du magazine soviétique Sovetskoe Foto dans une librairie de Minsk. « Cette rencontre hasardeuse m’a poussée à explorer davantage le contenu visuel du magazine », explique-t-elle. Elle acquiert ensuite une vaste collection auprès d’un ancien photojournaliste, désireux de s’en débarrasser : « Transportée dans un sac à pommes de terre, cette cargaison a lancé mon voyage dans les archives de la photographie soviétique. » Comme le souligne la chercheuse Maya Hristova, « le photomontage de Masha Sviatahor est autant un geste physique qu’une pratique conceptuelle ». Cette approche est prolongée avec Everybody Dance!, livre publié par la maison indépendante Tamaka Publishing en 400 exemplaires, chacun doté d’une couverture unique.
Critique kitsch
Dans ses collages, soldats, enfants, ballerines et hommes d’État paradent sur un fond rouge intense. À première vue, une fête semble se dérouler. Mais elle se révèle vite chaotique, irrationnelle, cauchemardesque. Les ballerines n’ont ni tête ni bras, les enfants ni yeux ni bouche, et Léonid Brejnev, ancien dirigeant de l’URSS, rit et danse. Un défilé militaire traverse les nuages, dirigé par une femme cheffe d’orchestre ; sous elle, les corps se répètent à l’infini. Ailleurs, un banquet se tient au milieu des ruines. Présentée pour la première fois en 2020 au festival Circulation(s), cette vision surréaliste et critique joue avec l’ironie et le kitsch pour faire apparaître les contradictions d’un système en chute.
Née en 1989, Masha Sviatahor n’a pas connu l’URSS. Mais elle a grandi dans une société post-soviétique marquée par un autoritarisme persistant. « Cette distance me permet de faire ce que je fais, dit-elle. J’ai voulu m’engager dans ces histoires pour voir si je pouvais y apporter un autre regard. » Deux questions fondent sa démarche : comment relire le passé soviétique et comment celui-ci continue-t-il d’influencer le présent ? En Biélorussie, rappelle-t-elle, la mentalité soviétique ne s’est jamais totalement effacée.
La majorité des magazines utilisés datent de l’ère Brejnev, avec ses innombrables portraits. « C’était un motif récurrent, comme les images de ballet. J’ai voulu intégrer cette répétition obsessionnelle », détaille-t-elle. Dans Everybody Dance! les figures sacrées perdent leur aura : Brejnev virevolte en tutu, fusionne avec des oiseaux ou des danseuses. « Ici, toutes les hiérarchies s’effondrent, révèle-t-elle. Ce qui symbolisait autrefois l’autorité devient un simple élément de ma composition. » Le titre, emprunté à une comédie soviétique, résonne comme une injonction joyeusement absurde. Un rire lucide, euphorique et grinçant.
Cet article est à retrouver dans Fisheye #72.
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