Le Jeu de Paume accueille, jusqu’au 29 août, Michael Schmidt, une autre photographie allemande. Une rétrospective d’envergure dédiée au photographe allemand, qui a, durant cinq décennies, photographié inlassablement Berlin.
Berlin, des années 1960 aux années 2010. Sa division, sa réunification, ses paysages urbains et son ciel gris, ses aspirations artistiques, son charme alternatif… La capitale allemande est la muse de Michael Schmidt, photographe autodidacte, né dans la ville en 1945. Gendarme à Berlin-Ouest, l’auteur découvre, alors qu’il n’a qu’une vingtaine d’années, le 8e art et se forme en autodidacte. Dans la rue, il capture des images brutes, dans lesquelles on devine une guerre froide menaçante, une fragilité relative à la division de la métropole. Documentaires, ces premiers essais visuels tendent déjà vers l’abstraction, vers un besoin de raconter le monde d’une manière qui diffère. Un goût pour l’inhabituel que Michael Schmidt poursuivra tout au long de sa carrière.
Première rétrospective de l’artiste, l’exposition Michael Schmidt, une autre photographie allemande, accueillie au Jeu de Paume – avant de voyager à Madrid et Vienne – a été pensée par l’historien de la photographie et commissaire Thomas Weski et la conseillère artistique Laura Bielau. « Tous deux ont accompagné le travail de Schmidt. L’un l’a suivi durant trente ans, et l’autre était son assistante », précise Quentin Bajac, directeur du Jeu de Paume. Construit de manière chronologique, l’événement s’étale sur deux étages, donnant à voir l’étendue du travail d’un auteur ayant marqué la photographie allemande. Car Michael Schmidt fait de Berlin sa modèle, sa protagoniste, au fil des années. De ses premiers tâtonnements, plus conventionnels, dans la rue, à ses expérimentations artistiques où portraits, paysages, et photographies de photographies s’alternent. « Moi qui suis autodidacte, je pensais que l’art et la vie ne faisaient qu’un. Or je me suis rendu compte au terme d’un douloureux processus que l’un n’avait absolument rien à voir avec l’autre. Au fond, il faut lâcher prise, perdre, détruire, pour pouvoir prétendre créer du nouveau. Et ça, c’est douloureux », confiait-il.
Chasser les interprétations
C’est au deuxième étage du Jeu de Paume que l’œil du photographe émerge réellement, et guide le spectateur à travers les rues tentaculaires de Berlin. Dans les salles, les images de Michael Schmidt deviennent étranges, singulières. Elles illustrent le goût de l’auteur pour la fragmentation, la condensation, l’abstraction. Elles révèlent Berlin d’une manière inhabituelle, loin des représentations urbaines des débuts de l’auteur. Ici, natures et portraits s’imbriquent, et racontent l’histoire d’une ville fragilisée. C’est là le fil rouge de cette exposition. Alors que l’Allemagne soigne ses plaies, et se transforme, après la réunification, alors que l’ombre de la dystopie n’a pas encore complètement disparu, le photographe parvient à sortir ses sujets de leur ancrage historique. Dans ses clichés, le passé et la politique s’effacent, pour ne faire apparaître que certains détails. Au regardeur, ensuite, de rassembler les morceaux, d’élucider le jeu de piste pour constituer, lui-même, le portrait d’une ville en mutation.
Un subterfuge d’autant plus criant dans la série Ein-heit (Uni-té), travail mariant portraits, paysages et images venues de journaux, gros plans et panoramas, hyperréalisme et abstraction. Alignées sur les murs du musée, les photographies se déroulent à la manière d’un feuilleton. Une expérience immersive, jouant avec la notion du réel pour questionner les systèmes sociopolitiques en vigueur en Allemagne. « Dans ce contexte, l’artiste s’interroge sur le rôle essentiel de l’individu dans la société, et le parti qu’il décide de prendre », rappelle Thomas Weski. Des fragments poignants, qui attrapent le regard et éviscèrent les idées préconçues. Face à ces images en ligne, plus rien n’a de sens, et les interprétations se multiplient, prêtes à être chassées. C’est là la force du travail de Michael Schmidt. Une capacité à transcender le présent – son présent – et à le fragmenter pour mieux le représenter. Des créations aux arrières plans peu profonds, qui jouent avec les nuances et s’affranchissent du simple noir et blanc pour proposer un nuancier de gris, évoquant le ciel pluvieux de Berlin. Une véritable lettre d’amour, torturée, crue, profonde et complexe, à la ville qui l’a vu naître, grandir et disparaître.
© Foundation for Photography and Media Art with the Michael Schmidt Archive