Nicolas Jenot : le corps des machines et ses imperfections

18 avril 2024   •  
Écrit par Lou Tsatsas
Nicolas Jenot : le corps des machines et ses imperfections
© Nicolas Jenot

Expérimentant avec la photo, la 3D ou même le glitch art, l’artiste Nicolas Jenot imagine la machine – et donc l’appareil photo – comme un organisme doté d’un regard et d’un corps. Une représentation organique du médium le poussant à explorer sa matière cachée.

Corps abstraits déformés par des glitchs, corps de lumière s’enfonçant dans l’obscurité, embrassades dissimulées par des pixels et chaleur humaine révélée par la caméra thermique, silhouettes fantasmagoriques, écrins d’une mémoire fragmentée… Dans les œuvres de Nicolas Jenot, les représentations demeurent floues, la réalité énigmatique. Travaillant avec la photographie, la vidéo et la 3D, l’artiste diplômé des Gobelins s’est ensuite formé à l’université Paris 8. Là-bas, il découvre une approche plus théorique du médium, et s’intéresse particulièrement à la notion de phénoménologie (un courant de pensée dont l’objectif est d’observer et décrire le sens attribué à une expérience à partir de la conscience qu’en a le sujet qui la vit, ndlr). « J’étais particulièrement fasciné par l’approche de la perception de Maurice Merleau-Ponty. Dans son livre L’œil et l’esprit, il indique : “L’énigme tient en ceci que mon corps est à la fois voyant et visible”. Un œil, oui, mais surtout un corps qui nous permet de prolonger notre regard. Grâce à nos souvenirs, nos attentes, nos fantasmes, nous agissons sur notre vision pour la rendre active, vivante, personnelle, unique. Il insiste sur le fait que s’il y a regard, c’est bien parce qu’il y a corps. Les deux sont indissociables », explique-t-il.

Passionné dès son plus jeune âge par les déformations du réel et l’impact de notre propre expérience sur la vérité, Nicolas Jenot se nourrit ainsi de cette pensée pour l’associer au 8e art. Car si l’objectif de l’appareil peut être perçu comme un œil, comment peut-on envisager son corps ? Quel est-il, et comment influence-t-il la manière de « voir » du boîtier ? Partant de cette image chimérique d’une machine organique, il envisage l’appareil photo non plus « comme un simple exécutant, mais comme un organisme complexe qui impacte l’image ». Un être à part entière, laissant, lui aussi, les traces de son passé, de ses biais sur les images qu’il fige et donne à voir.

© Nicolas Jenot

Créer une expérience poétique

Au cœur de cette exploration, une autre théorie, celle de l’ingénieur en génie électrique Claude Shannon, qui soutient que « dans chaque information transmise, il y a forcément du bruit véhiculé ». Des bugs, des déformations parasites qui indiquent la présence d’une altération. Comme une émotion venant casser la perfection. « Il suffit donc de s’écarter d’une pratique normative pour apercevoir la diversité possible de l’image photographique. Constitutive de celle-ci, la matière est présente, mais rendue invisible volontairement. Tout l’enjeu est alors de la faire surgir. La mauvaise utilisation et l’accident permettent alors de révéler la sensibilité des machines », poursuit Nicolas Jenot. Alors, pour parvenir à ancrer ce qui ne peut pas être dévoilé, il fait des déformations, des bugs son outil de travail. Couleurs vives, grains, artefacts numériques nourrissent ses créations, pour déployer le plein potentiel du médium, tout en « créant une expérience poétique ». Jouant avec les nuances et les matières, les pixels et la lisibilité qu’ils nous ôtent, l’artiste propose une preuve du « corps de l’appareil ».

À l’heure où les avancées technologiques gomment ces défauts qui encapsulent l’incarnation pour « effacer nos appareils », l’auteur n’hésite pas à se plonger dans les ratés, dans l’imperfection qu’on laisse habituellement de côté. Celle qui contamine les images, rend rugueuses les représentations du réel. « J’essaie d’observer les déformations et transformations que provoquent ces bugs. Non plus les exclure, mais leur laisser place. Cette matière est une sorte d’argile, parfois difficile à saisir, que je tente de sculpter », confie-t-il. Adepte du glitch art, Nicolas Jenot se réapproprie les nuances pour souligner la température des corps comme les codes sources pour venir travailler la matière de l’intérieur, retournant ses viscères pour que seules les sensations subsistent. Celles que nos propres yeux peinent à saisir et qui pourtant existent, nous touchent et nous submergent – « le désir et l’affect », par exemple. Univers hybride où les corps visibles des êtres s’entremêlent à ceux imperceptibles des machines, le monde créé par Nicolas Jenot s’impose comme un territoire à part. Un territoire qui déchire l’enveloppe du réel pour faire l’éloge de la défectuosité. Comme pour nous inviter à repenser l’impact de la perfection sur le visible. Comme pour inscrire dans le temps ces déficiences qui s’imposent comme des preuves de notre existence.

À lire aussi
Glitch art : Camille Raviart tord les données pour exprimer sa sensibilité
© Strangers Collective / Modèle : Léa, @birousse.modele / Photographe : Tom Jambon @tom_jambon
Glitch art : Camille Raviart tord les données pour exprimer sa sensibilité
Designer installé à Lille, Camille Raviart se spécialise dans le glitch art. S’appropriant des images libres d’accès, il érige un univers…
05 septembre 2023   •  
Écrit par Lou Tsatsas
Quentin Fromont : mythologie, désir et littoral
Quentin Fromont : mythologie, désir et littoral
À la croisée de l’art plastique et visuel, Quentin Fromont imagine un récit engagé, nourri par la peinture, la mythologie et…
17 janvier 2023   •  
Écrit par Lou Tsatsas
Explorez
Les images de la semaine du 14 avril 2025 : mémoire et conversations
© Louise Desnos
Les images de la semaine du 14 avril 2025 : mémoire et conversations
C’est l’heure du récap ! Récits intimes, histoires personnelles ou collectives, approches de la photographie… Cette semaine, la mémoire...
20 avril 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
5 coups de cœur qui expérimentent avec le médium
© Carla Lesueur
5 coups de cœur qui expérimentent avec le médium
Tous les lundis, nous partageons les projets de deux photographes qui ont retenu notre attention dans nos coups de cœur. Cette semaine...
14 avril 2025   •  
Écrit par Fisheye Magazine
Les images de la semaine du 7 avril 2025 : souvenirs et réalités cachées
© Francesca Forquet
Les images de la semaine du 7 avril 2025 : souvenirs et réalités cachées
C’est l’heure du récap ! Cette semaine, les photographes de Fisheye évoquent les souvenirs et les réalités cachées dans des approches...
13 avril 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Francesca Forquet sur la piste des corgis sprinteurs
© Francesca Forquet
Francesca Forquet sur la piste des corgis sprinteurs
Imaginez une plage californienne baignant sous le soleil et ajoutez-y des centaines de corgis en effervescence, vêtus de costumes...
11 avril 2025   •  
Écrit par Cassandre Thomas
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Achtung Kultur : une déclinaison de l'intime par la jeune création allemande
© Anna Streidl
Achtung Kultur : une déclinaison de l’intime par la jeune création allemande
Jusqu’au 17 mai 2025, l’association Achtung Kultur célèbre la création émergente au Consulat général d’Allemagne de Bordeaux....
25 avril 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Stefan Dotter, dans le sillage des femmes de la mer
© Stefan Dotter
Stefan Dotter, dans le sillage des femmes de la mer
Photographe allemand installé à Tokyo, Stefan Dotter signe, avec Women of the Sea, une immersion sensible au cœur d’une tradition...
25 avril 2025   •  
Écrit par Cassandre Thomas
Kyotographie : cap sur Kyoto, où l’image devient territoire
© Mao Ishikawa
Kyotographie : cap sur Kyoto, où l’image devient territoire
Direction le Japon, plus précisément Kyoto, où le festival Kyotographie, fondé en 2013 par Lucille Reyboz et Yusuke Nakanishi, explore...
25 avril 2025   •  
Écrit par Fabrice Laroche
Fotografia Europea : l'âge des possibles, entre rêves et révoltes
© Vinca Petersen
Fotografia Europea : l’âge des possibles, entre rêves et révoltes
Jusqu'au 8 juin 2025, la ville de Reggio Emilia accueille la 20e édition de Fotografia Europea, un festival qui, cette année, se penche...
24 avril 2025   •  
Écrit par Costanza Spina