Expérimentant avec la photo, la 3D ou même le glitch art, l’artiste Nicolas Jenot imagine la machine – et donc l’appareil photo – comme un organisme doté d’un regard et d’un corps. Une représentation organique du médium le poussant à explorer sa matière cachée.
Corps abstraits déformés par des glitchs, corps de lumière s’enfonçant dans l’obscurité, embrassades dissimulées par des pixels et chaleur humaine révélée par la caméra thermique, silhouettes fantasmagoriques, écrins d’une mémoire fragmentée… Dans les œuvres de Nicolas Jenot, les représentations demeurent floues, la réalité énigmatique. Travaillant avec la photographie, la vidéo et la 3D, l’artiste diplômé des Gobelins s’est ensuite formé à l’université Paris 8. Là-bas, il découvre une approche plus théorique du médium, et s’intéresse particulièrement à la notion de phénoménologie (un courant de pensée dont l’objectif est d’observer et décrire le sens attribué à une expérience à partir de la conscience qu’en a le sujet qui la vit, ndlr). « J’étais particulièrement fasciné par l’approche de la perception de Maurice Merleau-Ponty. Dans son livre L’œil et l’esprit, il indique : “L’énigme tient en ceci que mon corps est à la fois voyant et visible”. Un œil, oui, mais surtout un corps qui nous permet de prolonger notre regard. Grâce à nos souvenirs, nos attentes, nos fantasmes, nous agissons sur notre vision pour la rendre active, vivante, personnelle, unique. Il insiste sur le fait que s’il y a regard, c’est bien parce qu’il y a corps. Les deux sont indissociables », explique-t-il.
Passionné dès son plus jeune âge par les déformations du réel et l’impact de notre propre expérience sur la vérité, Nicolas Jenot se nourrit ainsi de cette pensée pour l’associer au 8e art. Car si l’objectif de l’appareil peut être perçu comme un œil, comment peut-on envisager son corps ? Quel est-il, et comment influence-t-il la manière de « voir » du boîtier ? Partant de cette image chimérique d’une machine organique, il envisage l’appareil photo non plus « comme un simple exécutant, mais comme un organisme complexe qui impacte l’image ». Un être à part entière, laissant, lui aussi, les traces de son passé, de ses biais sur les images qu’il fige et donne à voir.
Créer une expérience poétique
Au cœur de cette exploration, une autre théorie, celle de l’ingénieur en génie électrique Claude Shannon, qui soutient que « dans chaque information transmise, il y a forcément du bruit véhiculé ». Des bugs, des déformations parasites qui indiquent la présence d’une altération. Comme une émotion venant casser la perfection. « Il suffit donc de s’écarter d’une pratique normative pour apercevoir la diversité possible de l’image photographique. Constitutive de celle-ci, la matière est présente, mais rendue invisible volontairement. Tout l’enjeu est alors de la faire surgir. La mauvaise utilisation et l’accident permettent alors de révéler la sensibilité des machines », poursuit Nicolas Jenot. Alors, pour parvenir à ancrer ce qui ne peut pas être dévoilé, il fait des déformations, des bugs son outil de travail. Couleurs vives, grains, artefacts numériques nourrissent ses créations, pour déployer le plein potentiel du médium, tout en « créant une expérience poétique ». Jouant avec les nuances et les matières, les pixels et la lisibilité qu’ils nous ôtent, l’artiste propose une preuve du « corps de l’appareil ».
À l’heure où les avancées technologiques gomment ces défauts qui encapsulent l’incarnation pour « effacer nos appareils », l’auteur n’hésite pas à se plonger dans les ratés, dans l’imperfection qu’on laisse habituellement de côté. Celle qui contamine les images, rend rugueuses les représentations du réel. « J’essaie d’observer les déformations et transformations que provoquent ces bugs. Non plus les exclure, mais leur laisser place. Cette matière est une sorte d’argile, parfois difficile à saisir, que je tente de sculpter », confie-t-il. Adepte du glitch art, Nicolas Jenot se réapproprie les nuances pour souligner la température des corps comme les codes sources pour venir travailler la matière de l’intérieur, retournant ses viscères pour que seules les sensations subsistent. Celles que nos propres yeux peinent à saisir et qui pourtant existent, nous touchent et nous submergent – « le désir et l’affect », par exemple. Univers hybride où les corps visibles des êtres s’entremêlent à ceux imperceptibles des machines, le monde créé par Nicolas Jenot s’impose comme un territoire à part. Un territoire qui déchire l’enveloppe du réel pour faire l’éloge de la défectuosité. Comme pour nous inviter à repenser l’impact de la perfection sur le visible. Comme pour inscrire dans le temps ces déficiences qui s’imposent comme des preuves de notre existence.