Dans Les Abîmés, Nicolas Serve poursuit son travail sur la dépendance à certaines substances. Ici, il raconte la cure de désintoxication de patients hospitalisés au pavillon d’addictologie de Sarreguemines.
Ils s’appellent Bernard, Charles, Daniel, Fred et Yves. Les addictions dont ils souffrent les ont conduits à un tournant : continuer de sombrer ou s’en sortir. Leur histoire fait écho à celle de nombreuses autres personnes : votre père, votre sœur, votre conjoint·e, votre collègue, ou même vous. Peu importe l’âge, le genre ou la catégorie socio-économique. Que l’on soit inséré·e dans la société ou marginalisé·e. Ce fléau, grande maladie de notre siècle, n’épargne personne. L’alcoolisme fonctionnel comme échappatoire, la drogue comme palliatif à l’insurmontable, les médicaments comme anesthésiants pour endiguer la solitude. Ou bien tout cela à la fois. Le résultat ? Des vies cabossées. Et un jour, parfois, le déclic. Bernard, Charles, Daniel, Fred et Yves ont été hospitalisés au pavillon d’addictologie de Sarreguemines, dans le Grand-Est, à quelques kilomètres de la frontière allemande, au cours de l’hiver 2021 pour y suivre une cure de désintoxication. Trois semaines, c’est le minimum.
Le premier, Bernard, en est à son cinquième essai. Faut dire qu’il « a pris l’habitude, dès le plus jeune âge, d’attaquer sa journée de travail à la mine par un café et un schnaps. Charles, de son côté, a passé vingt-deux ans à prendre quotidiennement de la cocaïne mélangée à de l’héroïne pour assurer son travail de représentant commercial. Daniel a fumé du crack, errant dans les bunkers désaffectés de la ligne Maginot, là où Fred a tenté par tous les moyens chimiques en sa possession de faire taire son hypersensibilité et la vivacité de son esprit qui le dévoraient à petit feu. Le dernier, Yves, est resté coincé dans un délire hallucinatoire à la limite de la paranoïa, induit par une surdose de psychotropes. Il est désormais handicapé des suites d’une bagarre qui a mal tourné », raconte Nicolas Serve pour présenter les patients de Sarreguemines qu’il a rencontrés. Leurs témoignages, ce que ça dit de notre société, c’est tout l’objet de la série Les Abîmés.
Un récit biographique
Le photographe, cofondateur du média d’investigation Disclose, connaît la région pour y avoir étudié. Il conçoit ce projet comme une enquête documentaire visant à explorer les mécanismes intimes et les trajectoires personnelles qui poussent une personne à consommer des stupéfiants pour échapper à ses démons. Ce travail, réalisé en argentique, est dans la continuité d’Ethanol [Fisheye 54], série produite en 2019 afin de documenter son propre sevrage à l’alcool. Avec Les Abimés, il conserve les codes du récit biographique mais tourne cette fois son boîtier et son micro vers les personnes ayant traversé la même épreuve que lui. « J’ai pensé : “Si la photo t’a aidé à faire catharsis, il est possible que ce projet puisse les aider à leur tour.” » Il part du postulat qu’au-delà des différents facteurs sociaux, économiques et psychiatriques qui mènent parfois à une consommation excessive de substances, une donnée très personnelle et non quantifiable intervient bel et bien dans ce processus. « Je suis donc parti en quête de cet élément singulier qui se loge à l’endroit où le sens s’étiole », introduit-il pour expliquer sa démarche.
La suite de cet article est à retrouver dans Fisheye #68.