Il lit son journal confortablement assis dans un fauteuil, boit une bière avec des ami·es, prépare ses cartons de déménagement, joue au golf, répare une roue de voiture, photographie un paysage en bord de mer ou en montagne, fête un anniversaire, célèbre son diplôme universitaire, regarde des diapositives, déguste un homard en terrasse… Il s’invite dans toutes les situations des albums photo des années 1950 et 1960 aux États-Unis. Les couleurs des diapositives de l’époque nous rappellent les films en technicolor faisant l’éloge de l’American Way of Life, un mode de vie moderne, consumériste et insouciant, préfigurant l’essor des Trente Glorieuses de ce côté de l’Atlantique. Mais au fur et à mesure que les images défilent, on se rend compte qu’Omar, le personnage présent dans chaque scène, est le seul Noir. Ce qui est anecdotique au début devient une récurrence étrange. Amusante dans un premier temps, à l’instar de celle des albums pour enfants Où est Charlie ?, puis plus grave quand on prend conscience que ces images sont contemporaines de la période de la ségrégation raciale aux États- Unis.
Tout a commencé par une rencontre, qui s’est transformée en amitié avant de s’incarner dans un projet artistique aussi politique que ludique. « J’ai toujours voulu réaliser des projets “grand public”, ouverts à tous·tes, populaires au vrai sens du terme », précise Lee Shulman, à l’origine de la série Being There. Cinéaste amoureux des diapositives – des supports positifs qui lui rappellent le film utilisé au cinéma –, Lee Shulman a lancé la collection The Anonymous Project en 2017, afin de préserver cette mémoire collective aux couleurs délicieusement vintage. L’opération a vite pris de l’ampleur, s’est incarnée en exposition et en livre, avant de trouver, avec la complicité du photographe sénégalais Omar Victor Diop, une forme particulièrement pertinente. Ce dernier, de son côté, développe depuis une dizaine d’années une œuvre basée sur l’autoportrait, endossant diverses identités pour interroger – avec humour et un goût certain pour la mise en scène –, les liens de l’Afrique avec le reste du monde. En 2019, Lee et Omar se retrouvent par hasard dans un festival photo consacré au portrait, dans le centre de la France. « Que font un Juif d’Europe de l’Est et un Sénégalais à Vichy ? », s’interrogent avec malice les deux amis. Lee repense alors à un point qui l’a marqué dans les images de sa collection : il y a souvent une chaise vide sur les clichés, qui correspond la plupart du temps à la place du photographe qui s’est absenté de la scène pour prendre la photo. Cette place vide, pourquoi ne pas l’occuper ? Et pourquoi ne pas demander à Omar de s’y installer ? Son goût pour le costume et son humour délicat cadrent bien avec le projet. Et surtout, dans cette iconographie so white, la présence d’Omar pourrait symboliser l’invisibilisation des Noirs dans la société. « Cette Amérique-là est loin d’être parfaite : c’est un pays ségrégationniste où une partie de la population, du fait de sa couleur de peau, est privée de libertés et de droits fondamentaux. Les années 1950 sont aussi celles de Rosa Parks dans le bus, et du premier Civil Rights Act », rappelle l’écrivaine et historienne de l’art Taous Dahmani, qui signe la préface du livre Being There.
Amérique monochrome
S’engage alors une production importante, qui mobilise toute une équipe avec laquelle Lee – dont le premier métier est réalisateur – a l’habitude de travailler. Styliste, chef opérateur, assistant lumière, accessoiriste, retoucheur, étalonneur… les moyens techniques du 7e art se mettent au service du 8e afin de permettre à Omar de s’inviter dans les images de cette Amérique monochrome. « Il existe aussi des images de familles noires dans la collection The Anonymous Project, précise Lee Shulman. Mais outre le fait qu’il y en ait très peu – la photo coûte encore assez cher, et il y a très peu de Noir·es dans la classe moyenne –, il n’y a en revanche jamais de mixité Noir·es-Blanc·hes sur les images. » Le shooting autoproduit s’étend sur trois mois, durant six séances pendant lesquelles l’équipe réalise une petite centaine d’images, dont une cinquantaine sera retenue. Pour chaque image, Lee et Omar imaginent une situation, essaient différentes poses, changent la position du corps, l’action à mettre en scène, avec un regard caméra ou pas. Il faut ensuite ajouter des défauts en postproduction, du flou ou du grain, pour peaufiner l’incrustation du personnage dans l’image.
« Lee est un perfectionniste, et je suis un rêveur pragmatique, mais nous sommes tous les deux très sensibles à l’esthétique, au vintage, au suranné », relève Omar Victor Diop. « Ces scénarios de fiction composés par Shulman et Diop réécrivent l’Histoire et racontent le passé », analyse encore Taous Dahmani, qui convoque « la critique du réel par le surréel » définie par le philosophe français Henri Lefebvre. Dans ces images où Omar Victor Diop tape l’incruste, « la pose devient une intervention qui dénonce les apparences et explicite l’Histoire. Le jeu de l’incrustation révèle l’isolement de l’autre ; le corps devient l’indice d’une résistance à la conformité et aux régulations politiques et sociales », poursuit l’écrivaine. Derrière le côté ludique du projet, la dimension politique apparaît avec évidence. C’est même ce pas de côté – on serait tenté d’écrire ce pas de danse, tant il y a de grâce et de légèreté dans cette série – qui déploie un espace où le regard critique se révèle. « Comme tout travail qui interroge le passé, cette série revêt forcément une portée politique, souligne Omar Victor Diop. L’Histoire est ma matière première de prédilection. Elle rend le présent intelligible. […] Certain·es y verront un procès fait au passé, d’autres y verront une comparaison avec le présent. » Being There est pour lui un nouveau terrain d’expérimentation dans la pratique de l’autoportrait. « Cela fait maintenant dix ans que j’utilise la photographie comme un moyen de me glisser dans la peau de personnages du passé, de protagonistes de moments importants dans l’histoire des diasporas africaines d’Europe, des Amériques et d’Asie, ou de personnages fictifs du futur. Dans Being There, il s’agit également d’un exercice d’interprétation, d’une performance, d’un jeu d’acteur et d’auto-mise en scène, même si Lee et moi avons pris soin de ne pas identifier de manière précise le personnage que je joue. Mon objectif a toujours été de cultiver une sorte d’ubiquité temporelle, d’entreprendre dans mes travaux une sorte de pèlerinage, d’odyssée à travers les époques, dans le but de confronter ces dernières à ma réalité, à mon présent », développe le photographe.
Cet article est à retrouver dans son intégralité dans Fisheye #62, disponible ici.