La photographe Joana Choumali vit et travaille à Abidjan, en Côte d’Ivoire. Son travail surgit de ses questionnements intérieurs. Studio, documentaire et, dernièrement, photographie brodée, tout est bon pour alimenter son univers prolifique et sensible. Elle déplie des problématiques intimes ouvrant sur des sujets qui chahutent notre époque. Cette année, l’Ivoirienne exposait à la Foire 1:54 de l’Art contemporain africain. Camille Moulonguet l’a rencontrée.
Camille Moulonguet : À quel moment as-tu commencé la série Ça va aller, présentée à 1:54 par la galerie marocaine Loft Art Gallery ?
Joana Choumali : J’ai appris qu’il y avait une attaque terroriste à Abidjan quand j’étais au Maroc, en résidence. C’était en 2016. Quand je suis rentrée, plus personne n’en parlait, comme s’il ne s’était rien passé. J’ai décidé de faire des photos de la ville de Grand-Bassam, où l’attentat avait eu lieu. Je voulais faire un projet documentaire. Il y avait dans la ville une cellule d’urgence de psychiatrie gratuite destinée à aider les habitants de la ville à surmonter ce qu’ils avaient vécu. Lorsque j’ai vu les psychiatres supplier les gens de venir les voir pour pouvoir, ensuite, surmonter leurs émotions, je me rendais compte à quel point la parole était difficile. L’expression populaire « ça va aller » emportait tout sans laisser la place à l’épanchement. De manière récurrente, les personnes reçues par les psychiatres évoquaient la guerre de 2010, comme si les couches traumatiques s’amoncelaient, masquées par le traditionnel « ça va aller ».
La série ça va aller mixe la broderie à la photographie, comment en es-tu arrivée là ?
Cette série découle d’un changement dans ma vie, j’ai été très malade et j’ai été immobilisée pendant plusieurs mois. J’ai commencé ce projet brodé depuis mon lit. Physiquement, je ne pouvais plus faire le projet documentaire et quand on est malade, on a beaucoup de temps. Au lieu d’en parler sur Facebook comme les gens le faisaient, j’ai brodé. Je ne trouvais pas les mots, j’étais paralysée. Grâce à la broderie, j’ai pu supporter ce qu’il s’était passé. J’avais déjà exposé des photos brodées à La Biennale de Venise en 2017 mais il s’agissait d’un projet d’une tout autre ampleur. C’était un travail sur les migrations, deux grands diptyques de 50×80, il fallait être assis sur une grande table pour broder. Ça va aller, est un projet plus intime. Le format des photos me permet de les broder dans mon lit, ou de les mettre dans mon sac. J’ai effectué ce virage de manière inconsciente. Car au départ, je brodais pour moi et je ne comptais pas montrer mes créations. Et je me suis dit : « Si tu fais ce projet et que tu le caches, c’est que toi aussi tu appliques le “ça va aller”.»
Pourquoi avoir choisi ce titre ?
Cette phrase que nous, ivoiriens, avons en commun , c’est notre manière de mettre de côté les choses. « Ça va aller » c’est notre force comme notre faiblesse. Lorsque j’ai été malade, très peu de gens l’ont su. La culture ivoirienne fait qu’on ne veut pas qu’on s’apitoie sur nous. La pudeur face à la douleur est aussi bien un atout qu’un défaut. Ces trois mots sont une manière de fermer la conversation, d’éviter de se plaindre. On n’y peut rien, donc « ça va aller ». Cela ne veut pas dire que l’on surmonte la souffrance plus facilement que les autres. Récemment, il y a eu des feux d’artifice dans la ville d’Abidjan, quand j’ai entendu les premiers pétards, j’ai cru que la guerre était revenue. Ce jour-là, tout le monde pensait à la guerre de 2010. Le traumatisme est toujours là, les problèmes demeurent et ça se transforme en maladie, en colère et en frustration. Ça va aller évoque aussi les problèmes qui ne sont pas formulés et notre difficulté à exprimer ce que nous ressentons. Qu’est-ce qui fait que les Européens obtiennent beaucoup d’échos, de soutien quand ce genre d’évènement arrive ? Est-ce qu’ils sont plus sensibles que nous ?
Qu’as-tu observé dans cette ville post-attentat ?
Il y avait chez les gens beaucoup de solitude, un désarroi immense qui se reflétait plus dans les postures que dans les paroles. Une grande mélancolie avait envahi la ville. Dans mes photos, on aperçoit des espaces vides qui n’auraient pas dû l’être. Le Maquis, un bar-restaurant toujours rempli de monde, était désert à ce moment-là, grâce à Dieu. Ça me renvoyait aussi à ma propre maladie et mon incapacité à parler de ce que je ressentais, à ma propre solitude.
© Joana Choumali