Photographe et réalisatrice tuniso-canadienne, Oumayma Ben Tanfous signe, avec Between I and Lands, un livre contemplatif, qui dessine une errance au fil des îles tunisiennes, où l’image cherche l’empreinte des absents.
Lorsqu’Oumayma B. Tanfous, à peine âgée de dix ans, doit quitter la Tunisie pour Montréal avec sa famille, elle ne sait pas encore qu’elle n’y retournera pas avant la mort de son grand-père, en 2011, qui coïncidera avec le chaos de la révolution tunisienne. Ce déracinement brutal et silencieux continuera, à l’âge adulte, de nourrir douleur et nostalgie pour les souvenirs de son pays d’origine, qui ressurgit par flashbacks dans ses rêves, et parfois ses cauchemars. Longtemps, elle évite d’y retourner. Jusqu’à ce que la photographie s’impose comme un guide, une porte d’entrée vers ce retour tant redouté. « Je devais affronter les fantômes de mon passé », nous assure-t-elle. Dédié à ses grands-parents regrettés, l’ouvrage qu’elle s’apprête à publier prend place en particulier dans l’archipel de Kerkennah et l’île de Djerba, au large de Tunis, que sa famille a habités. D’ailleurs, la traduction arabe du titre de l’ouvrage est plutôt « Entre moi et les îles », une manière de rappeler la condition qui a été la sienne de vivre entre deux cultures. « Je pense qu’en faisant une vraie thérapie et en parlant de ma famille, j’ai aussi fini par percevoir ses membres comme des îles, que j’essayais de comprendre à ma manière », confie-t-elle.
Elle revient une nouvelle fois, en 2022, sentant qu’il lui est nécessaire de créer ses propres repères. Après avoir reçu une bourse du Canada pour réaliser un road trip d’une dizaine de jours sur les îles tunisiennes en 2023, elle décide d’y revenir régulièrement, sur deux années. « C’est très étrange, s’étonne-t-elle. Quand on retourne à un endroit où on n’a pas été pendant très longtemps, ce sont d’abord les sens qui sont frappés. Tout est très familier, mais moi j’ai changé, et le pays a évolué. » Partie en quête de sa propre enfance, elle retrouve la brise de la mer, les langues, les nourritures connues jadis, et étudie l’espace familial, social et intime qui a été habité, et du même coup, se réconcilie avec celui-ci. Tunis, les îles Kerkennah et Djerba baignent dans la lumière bleutée et rose-orangé des levers et couchers du soleil – un jeu de lumière qui situe son projet à mi-chemin entre la douceur et la mélancolie, l’apparition et la disparition.
Retrouver les traces
Les premières images de Between I and Lands, où la nuit règne, matérialisent ce flottement entre rêve et réalité : des atmosphères ténébreuses, presque désertes, traversées seulement par des mains, des ombres furtives, des chiens errants ou des créatures marines – crabes, tortues… Au fil des pages, la vie quotidienne affleure, mais demeure à distance : la photographe semble en être témoin sans jamais tout à fait y pénétrer. Au centre du livre surgissent des figures humaines, des visages rencontrés sur le chemin. On s’abrite alors entre les murs de la maison familiale, à la recherche d’un peu de fraîcheur, peut-être d’un repli silencieux. C’est dans la dernière partie que s’installe, enfin, une forme de chaleur. Celle, diffuse et dorée, du crépuscule. En conclusion de ce parcours, le visage d’Oumayma B. Tanfous apparaît, les yeux clos, immergé dans un songe – unique autoportrait du livre, et pourtant, lui aussi, comme détourné de l’objectif.
Avec une élégance et une grâce constantes, la jeune femme nous entraîne de la mélancolie douce du souvenir et de la nostalgie vers la recherche profonde des origines, en dévoilant avec sérénité les transformations d’une patrie en pleine évolution. Tout en demeurant d’une grande pudeur sur son histoire familiale, son émotion, à chaque instant photographié, est palpable, comme si elle parvenait à un niveau supérieur de communion spirituelle avec ces lieux aussi étrangers que familiers. C’est que ce territoire est mouvant, comme les êtres, et que la photographie d’Oumayma B. Tanfous ne capture pas seulement un retour, mais le vertige même de l’appartenance.
Lettres, cartes postales et échos d’exil
Dans ce retour au pays natal, l’accompagnement de l’historienne de la photographie Taous Dahmani a été loin d’être anodin : « C’est elle qui m’a aidée à prendre pleinement conscience de nombreuses choses, et à clarifier ma vision de ce travail », confie-t-elle. Également originaire de Tunisie, aujourd’hui installée à Londres, elle ouvre l’ouvrage par une lettre dans laquelle elle évoque les souvenirs douloureusement nostalgiques que toutes deux partagent envers leur terre natale, ainsi que la frustration profonde qu’elles éprouvent face à sa société et à sa politique. « Nous avions longuement échangé par e-mail, alors conclure cette conversation par une lettre avait quelque chose de très touchant », confie Oumayma B. Tanfous. « Le livre se referme d’ailleurs sur une carte postale des îles que mon grand-père m’avait envoyée. » Between I and Lands adopte ainsi la forme d’une correspondance, qui tisse un fil sensible entre ces « vie[s] transnationale[s] », selon les mots mêmes de Taous Dahmani dans son texte lumineux.
L’écriture ne fait cependant pas qu’ouvrir le recueil photographique, elle le traverse de bout en bout, l’imprègne, en épouse le rythme, en prolonge les échos au-delà des images. Des poèmes tirés de ses carnets intimes, écrits au fil des dix à vingt dernières années, résonnent en miroir avec les photographies : une tortue surgie au hasard, une visite au cimetière, une maison désertée – celle des grands-parents, restée miraculeusement fidèle aux souvenirs d’enfance. D’autres poèmes prennent le contre-pied des images : ce qui apparaît comme un mur infranchissable dans un texte devient, à travers l’objectif, une ouverture onirique. Parmi les motifs récurrents, les vieux arbres occupent une place à part. « Tout a commencé avec un arbre que j’ai photographié. Deux oliviers dont les troncs s’étaient entremêlés. J’étais fascinée, bloquée devant eux. En fait, je crois que je m’identifiais à eux », raconte-t-elle avec amusement. L’arbre comme métaphore de l’ancrage et de l’éparpillement, de la présence tenace et de l’absence. « À Tunis, il y a peu d’arbres. Quand on vit dans une ville arborée, on oublie qu’ils peuvent être rares ailleurs. Ils deviennent des compagnons », continue-t-elle.
300 copies
Première impression avril 2025
50 $
Saisir l’empreinte
Jusque-là, Oumayma B. Tanfous se faisait surtout connaître en tant que photographe commerciale et éditoriale. L’un de ces travaux, que nous avions d’ailleurs chroniqué, mettait en lumière une communauté de jeunes New-Yorkais·es ayant fondé leur propre agence de mannequinat, où elle s’appliquait à révéler des beautés naturelles, ainsi que la vulnérabilité et les imperfections profondément humaines. Mais pour aborder un terrain plus intime et documentaire, il lui a fallu, avec l’aide de Taous Dahmani, déconstruire ce regard très esthétique qui caractérisait jusque-là sa pratique. « Dans ce projet, tout n’est pas poli, rien n’est vraiment ordonné. C’est l’inverse d’une carte postale… Il y a des objets brisés, on perçoit la trace humaine », explique-t-elle. En ce sens, ce projet est un nouveau chapitre dans ma carrière de photographe. J’essaie aujourd’hui d’agir avec plus de conscience, de présence à ce que je fais. » À travers cette dérive sensible et mémorielle que figure ce bel ouvrage, l’image cherche un territoire où l’exil cesserait d’être une séparation. Il paraît ce mois-ci au Canada et rejoindra l’Europe en juin.