Paula Yubero: dans la peau de son père

06 novembre 2023   •  
Écrit par Ana Corderot
Paula Yubero: dans la peau de son père
© Paula Yubero

Découverte il y a quelque temps sur les pages web de Fisheye, Paula Yubero revient avec un projet d’une sensibilité communicative qui nous livre un amour sincère pour son père. Avec Papá me llama princesa l’artiste espagnole part en quête de son identité en rejouant celles de son père. Entretien.

© Paula Yubero
© Paula Yubero

Comment vas-tu depuis ta dernière parution sur Fisheye ?

Paula Yubero : Près de trois ans se sont écoulés depuis ma première interview. Il m’est difficile de mettre de l’ordre dans tout ce qui s’est passé pendant cette période, je pense qu’il y a eu beaucoup de choses et aucune en même temps… J’ai vécu dans différents endroits et cette période a été marquée par de nombreuses recherches sur le plan photographique et personnel. J’ai commencé plusieurs projets liés à la photographie, et j’en ai laissé d’autres derrière moi…

La photographie était-elle présente durant ton enfance avec tes parents ?

Non, pas particulièrement, mais je pense que c’est aussi assez relié à ma génération. Je n’ai pas de souvenirs précis de mes parents avec un appareil photo dans les mains, bien qu’aujourd’hui j’ai beaucoup de photos de l’époque où mon frère et moi étions petit·es. Elles sont toutes dans une boîte, en pagaille, et il m’arrive souvent d’y retourner pour essayer de les remettre en ordre. Il y a néanmoins un album plus organisé sur les premières années de mon frère aîné, car c’était une nouveauté à l’époque. Je suppose qu’il était nécessaire pour mes parents de documenter cette étape de leur vie. Lorsque je suis née, j’imagine que cela a dû être plus compliqué, car il y avait déjà deux enfants dont il fallait s’occuper.

Ce dont je me souviens très bien, c’est du premier appareil photo que j’ai reçu pour mon anniversaire. Je devais avoir environ 13 ans, c’était un tout petit appareil qui prenait des vidéos et des photos. À l’école, on faisait beaucoup d’excursions et on devait prendre en photo des images généralement en rapport avec la botanique. Il fallait ensuite les imprimer, les trier afin de réaliser des sortes de carnets de bord. J’étais une élève très dévouée et j’adorais déjà ce processus particulier de création.

© Paula Yubero



© Paula Yubero
© Paula Yubero
PaulaYubero
« Papá me llama princesa est un projet dans lequel je me relie à mon père à travers tout ce que nous ne partageons pas, en prenant le fossé qui nous sépare comme une opportunité et une possibilité de créer un nouvel univers. »

Comment est né Papá me llama princesa. De quoi parle cette série ?

Le projet est né d’une première séance au cours de laquelle j’ai pris un autoportrait de moi portant le costume militaire de mon père. Ce costume était à la maison depuis mon enfance, et chaque fois que je le sortais, il déclenchait des conversations. Les décisions que j’ai prises lors de cette première séance m’ont amené à développer un projet plus vaste. J’ai décidé de prendre les photos dans un jardin lié à l’enfance de mon père et donc à l’acte de récréation. Je l’ai d’abord choisi comme un assistant pour la séance. Cette dynamique est devenue un passe-temps entre nous deux, à travers lequel nous communiquons et essayons de nous comprendre mutuellement. Papá me llama princesa est un projet dans lequel je me relie à mon père à travers tout ce que nous ne partageons pas, en prenant le fossé qui nous sépare comme une opportunité et une possibilité de créer un nouvel univers. La séance photo fonctionne comme un espace de jeu, de dialogue et de complicité, de compréhension mutuelle. Le costume, le déguisement, comme un miroir et comme une seconde peau. Une manière de se mettre à sa place quand il avait mon âge et une façon pour lui de se retrouver, lorsqu’il regarde sa propre fille.

Un élément important du projet est le métier de charpentier, qu’il a hérité de son père, qui l’a lui-même hérité de son grand-père. Depuis mon enfance, je me souviens avoir habité son atelier avec une certaine distance et un certain rejet, un lieu particulièrement masculin dont j’ai toujours eu l’impression qu’il ne m’appartenait pas d’une certaine manière. Aujourd’hui, j’habite ces espaces, je m’y réfère avec une présence et une attitude différente : comment est-ce que j’habite ces lieux ? Comment est-ce que je les aurais habités en tant qu’homme ? Qu’est-ce que cela signifie pour moi de les habiter en tant que femme ? Comment est-ce que je me serais photographiée dans ces lieux ? Qu’est-ce que j’hérite de tout cela et comment cela me construit-il ? Les images à caractère performatif dialoguent dans le projet avec d’autres plus proches d’une forme de photographie liée au journal intime, qui fonctionne sur un plan narratif et poétique et m’aide à créer cet univers dans lequel je navigue dans une certaine ambiguïté entre le masculin et le féminin.

Pourquoi avoir choisi ce titre ?

Le titre fonctionne pour moi de manière assez ironique. Il est né d’une conversation entre ami·es, alors que j’étais encore au début du projet et que je ne savais pas vraiment ce que je voulais dire. Mon père me surnomme princesse, il le fait par affection, et cela m’amène à réfléchir à ce que cette façon de me traiter peut m’apporter en termes d’identité. J’aime la manière dont cela fonctionne avec les images, presque ironiquement, parce que dans la plupart d’entre elles, je me représente d’une manière plutôt masculine, en essayant de reproduire des poses et des attitudes tout en maintenant une certaine ambiguïté dans le genre.

© Paula Yubero

© Paula Yubero
© Paula Yubero

Quelle est ta relation avec ton père ?

Je pense que ma relation avec ma famille en général est assez spéciale, et c’est quelque chose dont j’ai pris conscience il n’y a pas si longtemps. Nous avons tous·tes une relation très étroite et très communicative, et je me sens très chanceuse et privilégiée d’avoir grandi dans un tel environnement. Je trouve qu’il est très difficile de la décrire avec précision. La relation avec mon père en particulier est amusante, parfois douce, parfois intense, selon les étapes, et comme toute relation familiale, elle a ses conflits, et c’est précisément ce qui m’intéresse dans ce projet. Je sais qu’il a un passé très différent du mien, à la fois en raison de l’environnement et de l’époque dans lesquels il a grandi, et en raison du genre et des rôles que cela implique. Ce processus m’aide à trier toutes ces choses et à essayer d’en comprendre les différences d’une manière ou d’une autre.

Comment l’as-tu approché pour le projet ? Et comment l’a-t-il reçu ?

Tout s’est déroulé de manière très fluide et intuitive. Lorsque j’ai commencé à faire ces autoportraits, je ne savais même pas ce que je faisais. Dès la première séance, j’ai décidé de l’utiliser comme assistant, car il n’est pas facile de prendre des autoportraits avec un appareil photo analogique, surtout à cause de la mise au point et du cadrage. Il s’est ainsi impliqué dans le projet dès le début, ce qui a donné lieu à un dialogue que j’ai trouvé très intéressant. Je me souviens qu’au cours de la deuxième ou troisième séance, il m’a demandé, presque inquiet, ce que je voulais faire avec ces photos et en quoi consistait le projet, mais je n’ai pas su comment lui répondre parce que, comme je l’ai dit, je ne savais pas. Quelques mois plus tard, lorsque j’ai eu le temps de mettre de l’ordre dans mes idées et de prendre conscience du chemin que je prenais, j’ai été sélectionnée comme finaliste d’un festival de photographie à Barajado (Bafest), où je devais présenter le projet publiquement. Il n’a pas pu assister à la conférence, mais un ami m’a filmé pour que je puisse lui envoyer. Quand il l’a vu, il m’a appelé pour me féliciter, les larmes aux yeux, et aujourd’hui il est très fier et enthousiaste. Cela me rassure et m’encourage à continuer à entretenir cette conversation artistique avec lui.

Dans quels rôles te mets-tu en scène durant la série ?

Tout au long du projet, je joue plusieurs rôles. Le plus clair serait celui de mon père lorsqu’il avait mon âge. En faisant des recherches dans les archives de sa famille, j’étudie les poses et les attitudes qu’il adopte devant l’appareil photo et par conséquent la manière dont il se présente au monde. Mais lorsque je les reproduis dans les autoportraits, j’essaie de maintenir une certaine fluidité, en les mêlant à une attitude qui m’est propre. Il y a d’autres images, comme celle où j’apparais vêtue de blanc, dans lesquelles je joue davantage avec l’ironie, peut-être est-ce là un moi qui correspond davantage à ma propre enfance.

Pourquoi utiliser l’autoportrait ?

Ce n’était pas une décision consciente, c’est venu organiquement. Depuis que j’ai commencé à photographier, l’autoportrait a toujours été présent, mais presque comme un divertissement plutôt que comme quelque chose qui deviendrait plus tard un projet. Dans ce cas, j’essaie de me représenter d’une manière différente et d’un autre point de vue, en prenant conscience de la manière dont je le fais et des raisons qui me poussent à le faire.


© Paula Yubero
© Paula Yubero
© Paula Yubero

S’agit-il d’une expression de ton amour pour lui ou d’un moyen de trouver ton identité à travers ta relation avec lui ?

Je pense que c’est un projet qui se rapproche de la recherche d’identité. Même si, plus que de chercher, j’essaie d’ordonner et de comprendre. Dans ce cas, l’amour, la tendresse et la complicité fonctionnent comme une forme de confrontation, comme des espaces discussions entre nous.

Pourrais-tu me parler d’une image que tu aimes particulièrement et pourquoi ?

L’une des images que j’aime le plus dans ce projet est celle où je porte le costume d’un torero et où je suis assis à une table devant lui. Plusieurs choses m’intéressent dans cette photo. L’une d’entre elles est la façon dont il me regarde : c’était son propre choix, lorsque nous avons pris la photo, et je vois beaucoup de tendresse dans ce regard. En même temps, je regarde frontalement l’appareil photo avec une attitude tout à fait différente, et le geste, avec ma fourchette sur la table, est presque conflictuel. C’est cette tension que je souhaitais explorer.

Depuis cette série, ta relation avec lui a-t-elle évolué ? Et si oui, comment ?

Je ne pense pas que cela ait changé ma relation avec lui, je pense que cela a ajouté une nouvelle couche à celle que nous avions déjà. Cela a créé un nouvel espace d’amusement entre nous, ce sont des moments où il n’y a pas de conversation claire ou explicite, mais ils servent de catalyseurs pour que chacun de nous deux comprenne et interprète tout ce qu’on ne partage pas forcément.

À lire aussi
Paula Yubero : journal d'une introvertie
Paula Yubero : journal d’une introvertie
Bercée par ses errances imaginaires, la photographe madrilène de nature introvertie, Paula Yubero, a trouvé dans la photographie le…
05 novembre 2021   •  
Écrit par Ana Corderot
Focus #43 : Ashley Markle, son père, sa bataille
Focus #43 : Ashley Markle, son père, sa bataille
C’est l’heure du rendez-vous Focus de la semaine ! Aujourd’hui, lumière sur Ashley Markle. Avec Do you know how beautiful you are?, la…
19 avril 2023   •  
Écrit par Ana Corderot
Explorez
Frida Forever : interroger le validisme en images
© Frida Lisa Carstensen Jersø Fisheye
Frida Forever : interroger le validisme en images
Le livre Frida Forever de Frida Lisa Carstensen Jersø explore la vie avec une maladie chronique entre autoportraits et mises en scène....
27 mars 2025   •  
Écrit par Costanza Spina
La sélection Instagram #499 : déchirure du corps et du cœur
© Raphaëlle Foulon / Instagram
La sélection Instagram #499 : déchirure du corps et du cœur
Les artistes de notre sélection Instagram de la semaine sondent les blessures du corps, du cœur et de l’âme. Ils dévoilent les larmes...
25 mars 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
Dans l’œil de Sarfo Emmanuel Annor : l’affrontement entre parole et silence
© Sarfo Emmanuel Annor, courtesy of the artist and The Bridge Gallery
Dans l’œil de Sarfo Emmanuel Annor : l’affrontement entre parole et silence
Cette semaine, nous vous plongeons dans l’œil de Sarfo Emmanuel Annor, photographe ghanéen exposé à The Bridge Gallery, dans le...
24 mars 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Les coups de cœur #537 : Clémentine Scholz et Catia Simões
© Clémentine Scholz
Les coups de cœur #537 : Clémentine Scholz et Catia Simões
Clémentine Scholz et Catia Simões, nos coups de cœur de la semaine, dessinent les contours du corps humain sur leurs images. Si la...
24 mars 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Dans l’œil de Kourtney Roy : une atmosphère parfaite pour une séance photo
© Kourtney Roy
Dans l’œil de Kourtney Roy : une atmosphère parfaite pour une séance photo
Cette semaine, nous vous plongeons dans l’œil de Kourtney Roy, lauréate, en duo avec le compositeur Mathias Delplanque, de la 6e édition...
Il y a 11 heures   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Les coups de cœur #538 : Alexandre Dinaut et Pascal Fayeton
© Alexandre Dinaut
Les coups de cœur #538 : Alexandre Dinaut et Pascal Fayeton
Alexandre Dinaut et Pascal Fayeton, nous coups de cœur de la semaine, nous proposent deux voyages distincts. Le premier nous emmène en...
31 mars 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Les images de la semaine du 24 mars 2025 : mode, couleurs et âge adulte
© Lena Simonne, backstage du show Étam 2024 à Paris.
Les images de la semaine du 24 mars 2025 : mode, couleurs et âge adulte
C’est l’heure du récap ! Cette semaine, les photographes de Fisheye évoquent le passage à l’âge adulte, l’importance que peuvent avoir...
30 mars 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Au musée de Pont-Aven, Corinne Vionnet sonde la répétition des images
© Corinne Vionnet
Au musée de Pont-Aven, Corinne Vionnet sonde la répétition des images
Jusqu’au 4 mai 2025, le musée de Pont-Aven présente Écran total de Corinne Vionnet. L’exposition rassemble plusieurs séries de l’artiste...
29 mars 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet