Dans Croupir dans la chaleur des autres, Quentin Fromont entreprend un voyage halluciné au cœur d’un littoral sensuel, où les corps masculins sont à la fois objets de désir et silhouettes cauchemardesques. Cet article est à retrouver dans son intégralité dans notre dernier numéro.
Une chaleur lourde, suffocante, et des corps qui s’entassent sur une plage, leur maillot de bain pour seule armure. La scène est scindée : d’une part, les gouttes d’eau qui se mélangent à la sueur et perlent sur les peaux. D’autre part, le bleu du ciel et celui de l’eau qui s’unissent, estompant l’horizon pour enfermer ce monde à part dans une sphère azur. C’est dans ce décor théâtral que Quentin Fromont puise son inspiration. Dans cet espace littoral et caniculaire où la proximité devient nécessaire pour survivre, pour expirer. « C’est un lieu qui m’intéressait car il se situe hors de la réalité du quotidien. Je lui associe notamment mes premières amours, c’est assez intense émotionnellement. Au fil de mes recherches, j’ai appris à percevoir la plage comme un espace “antimonde”, régi par ses propres codes, sa propre temporalité. Il est lié à ma quête de territoire fantasmatique », explique l’artiste plasticien et commissaire d’exposition installé à Paris.
Au commencement de Croupir dans la chaleur des autres, il y a une agression. La sienne, sur une plage de cruising [un espace de drague gay à ciel ouvert, ndlr]. Une violence inouïe qui vient altérer son errance dans un territoire qui le fascine tant. « J’avais découvert cette plage dans le sud de la France, et je l’ai trouvée intéressante comme point de départ d’une nouvelle série. À l’issue de cette attaque, j’ai écrit un texte d’autofiction mettant en scène un personnage déambulant sur place et découvrant des hommes nus. Mon histoire se termine sur une agression sexuelle. C’est ce texte qui a enclenché ma création visuelle », précise-t-il.
Une sexualité outrancière
En parallèle, pour nourrir son travail, Quentin Fromont s’est inspiré de mythes et de récits qui viennent tordre le réel pour y faire fleurir des visions oniriques. Parmi eux, l’histoire de Séléné et d’Endymion. La déesse de la Lune, tombée amoureuse du berger, implore Zeus de lui offrir la jeunesse éternelle afin qu’il ne la quitte jamais. Trouvant Endymion particulièrement beau lorsqu’il dort, elle parvient à convaincre le dieu des dieux de le plonger dans un sommeil sans fin, et lui rend visite chaque nuit, admirant sa splendeur – intacte, mais tristement morte. « J’aimais beaucoup cette idée de temporalité étirée, cette boucle qui ne propose pas vraiment d’entrée ni de sortie : dans ma série, on se trouve en plein cauchemar ou bien directement après le viol », explique l’auteur. Au même moment, il découvre, grâce à Pornographia, ouvrage de Jean-Baptiste Del Amo, une langueur poisseuse, une sexualité outrancière, dangereuse parce qu’obsessionnelle. « Le personnage principal retourne à La Havane à la recherche d’un jeune giton – prostitué – qu’il n’arrive pas à oublier. Tout au long du livre, il enchaîne les relations sexuelles et essaie de retrouver ce “demi-dieu” avec qui il a couché. C’est une sorte d’errance hardcore entre désir, famine, violence et amour », résume le photographe qui illustre, lui aussi, un périple fait de liaisons dramatiques et de tourments fiévreux. Partout, dans ses images, les corps se démultiplient, se révèlent dans toute leur mas- culinité. On y sent presque la transpiration, les membres rendus moites par la chaleur, les muscles qui se crispent pour mieux pénétrer l’intimité de l’autre. Une expérience viscérale qui infuse son processus de création.
Cracher sur l’image
Diplômé des Arts décoratifs en 2022, l’artiste commence à trouver sa voie durant sa licence en design graphique. « Ma pratique s’est orientée vers l’objet éditorial, mêlant photographie, édition ainsi que leur déploiement dans l’espace », explique-t-il. Très, vite, il se lasse de la production pure de photographies et se décide à puiser dans une banque plus large : des screens de vidéos aux images libres de droits, en passant par les films pornographiques. « Je me suis tourné vers ces derniers durant le confinement, se souvient-il. Bloqué dans ma chambre d’ado, je me demandais comment j’allais pouvoir stimuler mon inspiration. Très rapidement, le porno homosexuel m’est apparu évident – autant par sa représentation que par les questions qu’il soulève. À la fois critiquable et vecteur de fantasmes, il donne à voir des images violentes, clichés, mais aussi purement érotiques. »
Ces éléments mis de côté, Quentin Fromont y ajoute ensuite sa propre création « hyper- prolifique ». Des photos qu’il considère parfois comme « génériques » mais dont il aime extraire des détails, des fragments de nuances ou de matières qui lui permettent de décaler son regard. Vient ensuite l’altération par les techniques d’impression. « Le transfert se fait sur des papiers qui ne retiennent pas les encres. Lorsque l’image est tirée, elle commence à “couler”. Je peux ensuite jeter de l’eau ou même cracher dessus. J’utilise également une autre technique qui conserve l’état liquide de l’œuvre. Je dois mouiller un support et le transférer pour la fixer. Le rendu est alors plus “aquarelle”, et change en fonction de la quantité d’eau et du noir utilisé », explique-t-il. Un rapport au liquide faisant écho à sa fascination pour le littoral. Comme si, par ses créations, l’artiste s’immergeait et faisait remonter à la surface des créatures hybrides et des paysages fantasmagoriques.
De la mythologie à Grindr
Car fort de ses multiples influences, Quentin Fromont fait de Croupir dans la chaleur des autres un conte aux chimères fascinantes et à l’univers indéfinissable. Auréolés de nuances chaudes, ses modèles se déforment, camouflent leur nudité dans la matière, jouent d’un érotisme plus évocateur qu’explicite. Altérés par des bulles colorées qui contrastent avec un fond abstrait refusant d’encrer toute trace de contexte, les corps des hommes figés sur le papier deviennent des figures monstrueuses. Des formes spectrales prisonnières d’une narration secouée par la houle et l’écume. Là encore, l’artiste cite un mythe – celui d’Apollon – comme source d’inspiration. Et plus particulièrement « le livre Amants d’Apollon de Dominique Fernandez, précise-t-il. C’est une relecture de l’homosexualité dans la culture et l’histoire de l’art, notamment par le prisme des peintres de la Renaissance, qui revisitent un peu ce mythe. On y retrouve par exemple les relations d’Apollon avec Hyacinthe, qui se transforme en fleur, et Cyparisse, qui devient cyprès. Ce sont toujours des amours impossibles où la personne meurt ou se transforme en plante, devenant le témoin d’une souffrance éternelle. »
Pas simplement poétiques, ses modèles métamorphosés s’imposent comme des allégories d’une violence latente, celle qui existe au sein même de la communauté LGBTQ+. Dans les images de l’artiste, les sujets sont terriblement virils, souvent capturés de dos ou demeurant anonymes. Cette masculinité hégémonique témoigne d’une fascination pour les rapports de force. « On peut aussi y retrouver la symbolique du chasseur, étroitement liée à l’application de rencontre Grindr et à l’agressivité qui s’en dégage. On constate que notre communauté est très intéressée par ces représentations d’hommes blancs ultra-musclés – j’ai donc voulu pousser cette image-là », confie-t-il. Alors, de Paris à Athènes – où il se rend pour poursuivre ses recherches iconographiques et mythologiques –, des captures d’écran de vidéos intimes aux paysages grecs, Quentin Fromont développe son projet.