Quand la photographie permet de se réapproprier son exil

13 octobre 2023   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Quand la photographie permet de se réapproprier son exil
© Sara Kontar
Série « Maison prêtée pour un deuil », typophotographie, Paris, 2020 © Oleñka Carrasco

Enjeux sociétaux, troubles politiques, crise environnementale, représentation du genre… Les photographes publié·es sur Fisheye ne cessent de raconter, par le biais des images, les préoccupations de notre époque. À travers des prismes différents, des angles et des pratiques variés, toutes et tous se font les témoins d’une contemporanéité en constante évolution. Parmi les sujets abordés sur les pages de notre site comme dans celles de notre magazine se trouve l’exil. Par l’intermédiaire de la mise en scène, du collage ou de tout autre agent créatif, des artistes se sont réapproprié archives et témoignages pour recomposer cette expérience douloureuse. Aujourd’hui, lumière sur Diana Markosian, Laura Chen, Oleñka Carrasco et Sara Kontar qui, chacune à leur manière, se sont livrées à cet exercice de l’intime.

Il est de ces expériences où l’intime rejoint irrémédiablement l’universel. Parmi elles se compte notamment l’exil, qui n’a pas de frontières spatiales ni temporelles. Que ce soit pour fuir un régime politique instable, devenu délétère ou à titre plus personnel, dans le monde entier, des êtres ou des populations n’ont eu d’autre choix que de quitter leur terre natale. Tout naturellement, cette thématique a nourri la création artistique dont la photographie ne fait pas exception. Au fil des ans, dans ses versions papier et numérique, Fisheye a mis en lumière certaines de ces œuvres, souvent signées par des femmes, soulignant en creux que les sujets qui ont trait à l’intime ou à la famille peinent encore à gagner les sphères masculines. Diana Markosian, Laura Chen, Oleñka Carrasco et Sara Kontar font partie de ces artistes. Respectivement originaires de Russie, de Chine, du Venezuela ou de Syrie – soit autant de pays que de continents différents –, leurs approches comme leurs histoires se recoupent pourtant en quelques points.

© Laura Chen
Série « Maison prêtée pour un deuil », image d’archives familiales éprouvée avec un corrosif (état I), Paris, 2020 © Oleñka Carrasco

Se réapproprier souvenirs et héritage

Dans Words from Dad, Laura Chen s’est plongée dans ses archives familiales, qu’elle estime, dans un monde saturé d’images, d’autant plus « intéressantes à explorer en termes de narration »« J’ai toujours voulu en apprendre davantage sur mes origines chinoises et naturellement, je me suis tournée vers les albums photo de ma famille. Comme mes parents viennent de familles peu nombreuses, ces photos et les histoires qu’elles abritent sont les seules choses auxquelles on peut s’accrocher, elles sont donc précieuses. […] Et dans ce projet, elles me permettent de retrouver mes racines grâce à la vie de mon grand-père, raconté par mon père, en quête de ma propre identité », nous expliquait-elle. Dans un autre genre, dans Patria, Oleñka Carrasco a renoué avec ces documents familiaux afin de matérialiser un double processus de deuil, celui de son père puis de sa terre, le Venezuela. « J’ai voulu la partager pour qu’on se rende compte de la colorimétrie de ce pays. […] Je ne pleurais pas seulement la disparition de mon père, mais plutôt la distance que j’ai prise avec mon pays. Une distance morale bien plus importante que la distance kilométrique », affirmait-elle.

Pour se réapproprier ces souvenirs de même que leur héritage, toutes deux ont pris le parti d’intervenir sur les images. Si la première préfère les augmenter de broderie, la seconde opte pour le texte, « écri[t] de manière automatique », mais également pour l’altération de celles-ci au moyen d’un puissant agent corrosif. « Quand je me suis rendu compte que j’avais ce besoin de détruire l’image, je me suis dit qu’il y avait quelque chose au fond de moi qui va au-delà de mon propre processus de deuil. Je comprends alors que je suis en train de créer quelque chose qui parle de la mémoire et de l’oubli », confiait Oleñka Carrasco. Dans chacune de ces deux séries, les tirages monochromes ou sépia s’agrémentent ainsi de nuances, d’une couleur qui provient de la seule main des photographes. 

© Laura Chen
© Laura Chen
Série « Maison prêtée pour un deuil », typophotographie, Saint-Jory, 2020 © Oleñka Carrasco
© Diana Markosian

© Sara Kontar

Renouer avec le passé pour s’émanciper

Sara Kontar et Diana Markosian n’ont pas pu compter sur les archives familiales pour donner du sens à un exil qui s’est imposé à elles. Le jour de son départ de Syrie, le téléphone de la première a supprimé toutes ses données. « Je n’avais pas d’ordinateur, pas de copieJ’ai perdu 3000 photos de mes proches, de moments importants, tous mes souvenirs », relatait-elleQuant à la seconde, elle n’était âgée que de 7 ans lorsque sa mère leur a demandé, à son frère et elle, de préparer leur valise précipitamment avant d’embarquer pour les États-Unis. Pour se réapproprier cet évènement qui a bouleversé leur existence, toutes deux ont alors décidé d’avoir recours à la mise en scène

« J’ai toujours su que j’allais imaginer cette série sous la forme d’un script. Je découvrais alors des détails si incroyables de mon histoire qu’elle me paraissait presque fictive. Je me suis dit : pourquoi ne pas jouer avec cette sensation, l’explorer plus en profondeur et remettre en scène ce qui nous est arrivé ? », nous expliquait en ce sens la photographe originaire de Russie. En couleur, ses images se lisent à la manière d’un feuilleton intitulé Santa Barbara, en référence au célèbre soap opera américain du même nom. Elles résultent de ses lointains souvenirs, mais également d’une longue discussion salvatrice qu’elle a menée avec sa mère, revenant sur les raisons de ce départ précipité. « C’était une plongée dans mon récit et dans son esprit, je découvrais de nouveaux détails en les mettant en scène. Chaque chapitre apportait des réponses… Jusqu’à arriver à un point d’orgue : il me semblait avoir dit ce que j’avais à dire », assurait-elle. 

Des tirages en noir et blanc de Sara Kontar se dégagent de tout autres émotions. Maisons inaccessiblesVisages effacésLes Corps sur les rochers… Ses séries témoignent de l’abandon et de ce qui n’existe plus, la mélancolie, sinon la nostalgie, prédomine. « Ce sont toujours des maisons hors de portée et des corps en quête de leur terre, décrivait la réfugiée. Il y a aussi un lien avec la nature, au-delà des questions politiques ou climatiques. C’est l’humain et sa terre. C’est tout simple, mais c’est la relation que nous entretenons avec nos racines, nos souvenirs… Ne plus pouvoir y accéder physiquement n’est pas facile. » Quels que soient leurs motifs, les mises en scène de ces deux artistes portent en elles une approche thérapeutique visant à renouer avec le passé, l’exil imposé ou désiré, pour enfin parvenir à s’émanciper de cette réalité.

© Diana Markosian
© Diana Markosian
© Sara Kontar
À (re)découvrir
Serial story
© Diana Markosian
Serial story
Alors qu’elle n’a que sept ans, Diana Markosian quitte sa Russie natale pour les États-Unis – un déménagement précipité par sa mère, en…
08 septembre 2022   •  
Écrit par Lou Tsatsas
Words from Dad : Laura Chen déforme les souvenirs pour trouver son identité
© Laura Chen
Words from Dad : Laura Chen déforme les souvenirs pour trouver son identité
Glitchs argentiques, archives brodées, souvenirs découpés, déconstruits et recomposés… Pour réaliser Words from Dad, Laura Chen s’est…
07 juin 2023   •  
Écrit par Lou Tsatsas
La Patria intime et universelle d’Oleñka Carrasco 
Série « Maison prêtée pour un deuil », typophotographie, Paris, 2020 © Oleñka Carrasco
La Patria intime et universelle d’Oleñka Carrasco 
La 54e édition des Rencontres d’Arles interroge dans plusieurs expositions l’idée de réminiscence. Dans…
06 juillet 2023   •  
Écrit par Cassandre Thomas
Exil et émancipation : Sara Kontar réinvente sa terre d'asile
© Sara Kontar
Exil et émancipation : Sara Kontar réinvente sa terre d’asile
D’origine syrienne, Sara Kontar a quitté son pays pour échapper aux affres de la guerre. De son vaste périple, la photographe a su…
13 avril 2022   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Explorez
Les images oniriques de Dolorès Marat à la Fondation Sozzani
© Dolorès Marat
Les images oniriques de Dolorès Marat à la Fondation Sozzani
La Fondazione Sozzani à Paris met en lumière le travail de Dolorès Marat, photographe de l'évanescence. Au milieu de paysages sombres...
02 octobre 2024   •  
Écrit par Costanza Spina
Marie-Pierre Cravedi convoque le vide laissé par les grossesses arrêtées
© Marie-Pierre Cravedi
Marie-Pierre Cravedi convoque le vide laissé par les grossesses arrêtées
Dans une salle vide, un corps s’efface. Au microscope, des cellules croissent. Partout, les plantes se fanent, les grottes semblent se...
30 septembre 2024   •  
Écrit par Lou Tsatsas
Les images de la semaine du 23.09.24 au 29.09.24 : évolutions intimes et sociales
© Dwam Ipomée.
Les images de la semaine du 23.09.24 au 29.09.24 : évolutions intimes et sociales
C’est l’heure du récap ! Cette semaine, les photographes de Fisheye témoignent de diverses évolutions intimes et sociales.
29 septembre 2024   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Jul, plaisir et Méditerranée : dans la photothèque de Matthieu Croizier
© Matthieu Croizier
Jul, plaisir et Méditerranée : dans la photothèque de Matthieu Croizier
Des premiers émois photographiques aux coups de cœur les plus récents, les auteurices publié·es sur les pages de Fisheye reviennent sur...
25 septembre 2024   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Frédéric D. Oberland : la victoire de l'invisible
© Frédéric D. Oberland
Frédéric D. Oberland : la victoire de l’invisible
À la fois compositeur multi-instrumentiste et artiste visuel, Frédéric D. Oberland raconte des histoires de tourmente et de...
05 octobre 2024   •  
Écrit par Milena Ill
Dans Fisheye, les photographes combattent hors front
© Orianne Ciantar Olive
Dans Fisheye, les photographes combattent hors front
Enjeux sociétaux, crise environnementale, représentation du genre… Les photographes publié·es sur Fisheye ne cessent de raconter, par le...
04 octobre 2024   •  
Écrit par Marie Baranger
Flowers Drink the River : nature et inclusivité, selon Pia-Paulina Guilmoth
© Pia-Paulina Guilmoth
Flowers Drink the River : nature et inclusivité, selon Pia-Paulina Guilmoth
En quête de beauté et de magie, Pia-Paulina Guilmoth photographie au cœur de la nuit sa famille choisie. Ses images, quasi hantées, nous...
04 octobre 2024   •  
Écrit par Agathe Kalfas
Le fonds photographique de la Fnac retrace l’histoire du 8e art dans un beau-livre
Maison en feu dans un village, Presqu’île de Yamal, Sibérie Polaire, 1992 © Françoise Huguier / Agence VU’
Le fonds photographique de la Fnac retrace l’histoire du 8e art dans un beau-livre
À l’occasion de son 70e anniversaire, la Fnac publie un beau-livre aux éditions Gallimard. Celui-ci s’articule autour de son fonds...
03 octobre 2024   •  
Écrit par Apolline Coëffet