En septembre 2024, le géologue Jeff Munroe et l’écologiste Joanna Corimanya entreprenaient un trek de 50 kilomètres dans la toundra des monts Uinta, au nord-est de l’Utah, soit au cœur des États-Unis. Leur mission ? Recréer une série de clichés datant de 1870 afin de documenter la mutation du paysage à l’heure du dérèglement climatique.
Une nature sauvage et presque intimidante habite les monts Uinta. Sur des dizaines de kilomètres s’élèvent de hautes forêts de conifères, accrochées dans une pierre dure dont la couleur oscille entre le rose, l’indigo et le magenta. Au loin, dans le froid, on peut distinguer des élans, des carcajous. Parfois des ours ou des cougars. « Tu te sens tout petit, assure derrière un humble sourire le géologue Jeff Munroe. Ces roches sont vieilles de plus d’un milliard d’années. Elles trônent fièrement autour de toi, hautes et escarpées, témoignant de l’incroyable glissement du temps. » Au crépuscule du 20e siècle, ce sont ces montagnes qu’il qualifie « d’uniques » que Jeff Munroe, désormais professeur de géologie au Middlebury College, dans le Vermont, avait choisies comme sujets de thèse. Il les connaissait donc déjà bien quand il ouvrit un livre qui prenait la poussière dans une bibliothèque du Wisconsin, un peu par hasard, un jour de printemps. « C’était un recueil de photographies historiques capturées dans les régions rocheuses de l’ouest des États-Unis, se souvient-il. Toutes étaient empreintes d’une forme de mystère. » Paru en 1988, l’ouvrage compile 108 photos saisies par l’explorateur William Henry Jackson en 1870. Après avoir feuilleté quelques pages, Jeff Munroe tombe sur une image familière. « J’ai tout de suite su où j’étais, assure-t-il. C’était les monts Uinta. Ces photos étaient incroyables et j’ai voulu en trouver plus. » Rapidement, il découvre que maints clichés de Jackson sont entreposés aux archives nationales, à Washington DC. Il commande des copies et observe les altérations qu’ont subies les paysages. Inspiré, il décide de se lancer dans ce qu’il considère comme une « chasse au trésor », une aventure durant laquelle il visera à recréer un maximum de ces photos, « cimentant » de façon scientifique les métamorphoses de la montagne. Il le fera finalement deux fois. En 2001 et 2024.
Quantifier les changements
Durant sa plus récente mission dans l’Utah, Jeff Munroe était accompagné d’une équipe de scientifiques à laquelle appartenait l’écologiste Joanna Corimanya. Sept mois plus tard, elle explique que cette méthode qui consiste à employer l’art photographique pour « quantifier des changements » a un nom : la rephotographie. Comparer des images capturées à deux époques différentes est, selon elle, un moyen « très visuel et frappant de partager des recherches scientifiques auprès des autorités et du public ». Quand on observe des clichés superposés, le processus paraît évident. En réalité, trouver les coordonnées précises des images originelles peut s’avérer complexe, malgré les programmes informatiques modernes qui permettent de dessiner une carte à partir d’une photo. « Trouver à peu près le lieu où la photo a été prise, c’est assez facile, commente Jeff Munroe. Identifier le point précis, en revanche, peut prendre des heures. Ça peut être infernal. » Et, parfois, cela reste impossible.
La ligne des arbres
Du noir et blanc des vieux clichés rejaillissent les conditions d’un temps lointain, le rappel d’une nature que les humains commençaient à peine à altérer en profondeur, brisant ainsi un équilibre qui durait depuis des âges. Les images en couleur, modernes, brutes, scientifiques, en aucun cas altérées, montrent un environnement craintif, qui a l’air de flétrir, mais résiste encore, superbement. « La rephotographie permet de suivre d’importants changements, reprend l’écologiste. Notre équipe étudie le mouvement de ce qu’on appelle la limite des arbres. On observe sa façon de bouger sur le flanc des montagnes sous l’impact du changement climatique. » La limite des arbres est la frontière de l’habitat dans lequel ils sont capables de pousser. Entre 1870 et 2001, selon les recherches de Jeff Munroe, cette limite n’avait bougé, dans les monts Uinta, que de quinze petits centimètres. S’il a décidé de retourner sur place, seulement vingt-trois ans après sa première opération, c’est qu’à l’âge du dérèglement climatique, « un quart de siècle » serait devenu pour ces paysages « une longue période ». Il ne pensait pas, néanmoins, dresser un tel constat. « On doit encore vérifier certaines données mais, de 2001 à 2024, la limite se serait déplacée de pas moins de 65 mètres. » La rephotographie permet de solidifier le temps qui passe, de le rendre plus tangible, d’observer les changements au fil du temps, « mais aussi la rapidité avec laquelle ils interviennent, complète Joanna Corimanya, le visage fermé. On espère que le contraste saisissant que l’on montre sur les photos peut aider des activistes, d’autres scientifiques et des politiques à mener des travaux qui viseront à conserver ces espaces. » Sinon, il restera toujours les photos et leur beauté intacte, inaltérable.