Le 76ᵉ album de la collection 100 photos pour la liberté de la presse, publié par Reporters sans frontières, s’aventure au Japon et propose un dialogue entre les images de quatorze photographes emblématiques qui s’attachent à se rapprocher au plus près de la « vérité ». Un hommage poignant à la liberté de la presse et à Christophe Deloire, secrétaire général de RSF, qui s’est éteint le 8 juin dernier.
Amélie Nothomb ouvre Regards sur le Japon sur une note énigmatique : « Il ne me reste plus que le malentendu. Cela tombe à merveille, il joue un rôle immense dans le dialogue entre l’Europe et le pays du Soleil Levant. » Le Japon est un lieu difficile à cerner. 70ᵉ sur le classement RSF pour la liberté de la presse, en raison d’un système de clientélisme, et de mainmise des conglomérats sur les médias, l’Archipel est pourtant le pays avec le plus de tirages presse quotidiens au monde. Face à ses contradictions, ce nouvel album de RSF adopte une approche libre et engagée des vérités journalistiques, à l’image du mot japonais pour « photographie », « shashin » qui signifie « imiter la vérité ». Quatorze photographes, issu·es de générations et horizons divers, livrent leur vision du Japon. De Ken Domon, témoin des ravages de la bombe atomique à Hiroshima, à Julie Glassberg, explorant l’univers des « dekotora » (ces camions japonais décorés de manière extravagante, ndlr), en passant par l’obsessionnel Masahisa Fukase, saisissant à chaque opportunité sa femme Yoko Wanibe par la fenêtre ou ses chats, chacun·e cherche à cerner l’essence de ce pays fascinant.
La bonne distance
L’après-guerre dessine de nouvelles représentations du photojournalisme qui défient l’idée d’un Japon rangé. Photographes étranger·ères ou natif·ves sont en quête de la bonne distance pour témoigner de la réalité, aussi éphémère soit-elle. Si la proximité peut être essentielle pour certain·es, d’autres préfèrent s’éloigner pour mieux rendre compte de ce qu’iels photographient. Pour Ishiuchi Miyako, lauréate du Prix Women In Motion 2024, il fallait être proche de son sujet. La photographe japonaise est née et a grandi à Yokosuka, une base militaire américaine non loin de Tokyo, dont certains quartiers étaient interdits aux femmes et où les GIs perpétraient des viols. « Je considérais que j’étais la seule à pouvoir révéler le vrai visage de cette ville », disait-elle. Françoise Huguier partageait cette pensée, bien que ses images documentent un Japon plus banal, loin des tumultes, où baigneur·euses se prélassent dans les onsen (sources thermales, ndlr), où les amoureux·ses s’amusent dans les bars et où les métros sont bondés : « Avant de photographier, il faut déjà parler avec les gens. »
Daido Moriyama et Henri Cartier-Bresson se sont effacés derrière leur matériel photographique, prônant une approche plus vagabonde. Esthétique du flou pour dévoiler la beauté et la laideur de la ville, ou laisser cours aux possibilités de l’instant décisif étaient leurs façons de capturer l’âme du Japon. La distance peut également être choisie par le sujet lui-même. Pierre-Elie de Pibrac, lors d’un séjour de huit mois au Japon, a passé des heures à discuter avec ses sujets, allant jusqu’à les laisser choisir leur pose. Ce sont elleux qui ont défini la distance nécessaire pour qu’ils puissent raconter leur histoire personnelle. Emil Pacha Valencia, rédacteur en chef du magazine Tempura, conclut dans l’avant-propos de cet album : « En fin de compte, la juste distance n’a peut-être pas tant à voir avec le sujet qu’avec nous-même, nos idées, nos jugements, nos valeurs, pour nous permettre enfin de regarder le Japon pour ce qu’il est plutôt que pour ce que nous aimerions qu’il soit. »