Reporters sans frontières : Regarder le Japon pour ce qu’il est

25 juin 2024   •  
Écrit par Marie Baranger
Reporters sans frontières : Regarder le Japon pour ce qu’il est
Julie Glassberg, Le mont Fuji depuis le camion de M. Yamamoto, livreur de bois résidant à Shizuoka, préfecture d’Aichi, sur l’île de Honshū. © Julie Glassberg
Gueorgui Pinkhassov, Le nouveau métro, Tokyo, 1996.© Gueorgui Pinkhassov/Magnum Photos
Françoise Huguier, Tokyo, 1981. © Françoise Huguier / Agence VU’

Le 76ᵉ album de la collection 100 photos pour la liberté de la presse, publié par Reporters sans frontières, s’aventure au Japon et propose un dialogue entre les images de quatorze photographes emblématiques qui s’attachent à se rapprocher au plus près de la « vérité ». Un hommage poignant à la liberté de la presse et à Christophe Deloire, secrétaire général de RSF, qui s’est éteint le 8 juin dernier. 

Amélie Nothomb ouvre Regards sur le Japon sur une note énigmatique : « Il ne me reste plus que le malentendu. Cela tombe à merveille, il joue un rôle immense dans le dialogue entre l’Europe et le pays du Soleil Levant. » Le Japon est un lieu difficile à cerner. 70ᵉ sur le classement RSF pour la liberté de la presse, en raison d’un système de clientélisme, et de mainmise des conglomérats sur les médias, l’Archipel est pourtant le pays avec le plus de tirages presse quotidiens au monde. Face à ses contradictions, ce nouvel album de RSF adopte une approche libre et engagée des vérités journalistiques, à l’image du mot japonais pour « photographie », « shashin » qui signifie « imiter la vérité ». Quatorze photographes, issu·es de générations et horizons divers, livrent leur vision du Japon. De Ken Domon, témoin des ravages de la bombe atomique à Hiroshima, à Julie Glassberg, explorant l’univers des « dekotora » (ces camions japonais décorés de manière extravagante, ndlr), en passant par l’obsessionnel Masahisa Fukase, saisissant à chaque opportunité sa femme Yoko Wanibe par la fenêtre ou ses chats, chacun·e cherche à cerner l’essence de ce pays fascinant.

La bonne distance

L’après-guerre dessine de nouvelles représentations du photojournalisme qui défient l’idée d’un Japon rangé. Photographes étranger·ères ou natif·ves sont en quête de la bonne distance pour témoigner de la réalité, aussi éphémère soit-elle. Si la proximité peut être essentielle pour certain·es, d’autres préfèrent s’éloigner pour mieux rendre compte de ce qu’iels photographient. Pour Ishiuchi Miyako, lauréate du Prix Women In Motion 2024, il fallait être proche de son sujet. La photographe japonaise est née et a grandi à Yokosuka, une base militaire américaine non loin de Tokyo, dont certains quartiers étaient interdits aux femmes et où les GIs perpétraient des viols. « Je considérais que j’étais la seule à pouvoir révéler le vrai visage de cette ville », disait-elle. Françoise Huguier partageait cette pensée, bien que ses images documentent un Japon plus banal, loin des tumultes, où baigneur·euses se prélassent dans les onsen (sources thermales, ndlr), où les amoureux·ses s’amusent dans les bars et où les métros sont bondés : « Avant de photographier, il faut déjà parler avec les gens. »

Daido Moriyama et Henri Cartier-Bresson se sont effacés derrière leur matériel photographique, prônant une approche plus vagabonde. Esthétique du flou pour dévoiler la beauté et la laideur de la ville, ou laisser cours aux possibilités de l’instant décisif étaient leurs façons de capturer l’âme du Japon. La distance peut également être choisie par le sujet lui-même. Pierre-Elie de Pibrac, lors d’un séjour de huit mois au Japon, a passé des heures à discuter avec ses sujets, allant jusqu’à les laisser choisir leur pose. Ce sont elleux qui ont défini la distance nécessaire pour qu’ils puissent raconter leur histoire personnelle. Emil Pacha Valencia, rédacteur en chef du magazine Tempura, conclut dans l’avant-propos de cet album : « En fin de compte, la juste distance n’a peut-être pas tant à voir avec le sujet qu’avec nous-même, nos idées, nos jugements, nos valeurs, pour nous permettre enfin de regarder le Japon pour ce qu’il est plutôt que pour ce que nous aimerions qu’il soit. »

Ishiuchi Miyako, Yokosuka Story #98. ©︎ Ishiuchi Miyako, Courtesy of The Third Gallery Aya
Daido Moriyama, Shinjuku. © Daido Moriyama Photo Foundation
À lire aussi
Reporters sans frontières rend hommage à Abbas
Reporters sans frontières rend hommage à Abbas
Après Robert Capa, Françoise Huguier, Véronique de Viguerie ou encore Patrick Chauvel, la collection L’Album RSF pour la liberté de la…
09 mars 2023   •  
Écrit par Cassandre Thomas
Women In Motion : Noriko Hayashi et les « femmes japonaises » de Corée
Women In Motion : Noriko Hayashi et les « femmes japonaises » de Corée
À l’occasion des dix ans de Kyotographie, les fondateur·ices du festival, Lucille Reyboz et Yusuke Nakanishi, épaulé·es par…
29 avril 2022   •  
Écrit par Lou Tsatsas
Le Japon dans l'œil des photographes de Fisheye
© Momo Okabe
Le Japon dans l’œil des photographes de Fisheye
Qu’iels y habitent, le visitent, où l’imaginent dans des envolées visuelles oniriques, les photographes présent·es sur nos pages sont…
06 avril 2024   •  
Écrit par Fisheye Magazine
Explorez
Arielle Bobb-Willis célèbre la vie
© Arielle Bobb-Willis
Arielle Bobb-Willis célèbre la vie
Issue du mouvement de l’avant-garde noire contemporaine que nous présentons dans notre dernier numéro, Arielle Bobb-Willis capture le...
28 mars 2025   •  
Écrit par Cassandre Thomas
Algorithmes 
sous influence
© Lena Simonne, backstage du show Étam 2024 à Paris.
Algorithmes 
sous influence
Autrefois dominé par les magazines et les photographes, le secteur de la mode s’est transformé sous l’impulsion...
27 mars 2025   •  
Écrit par Anaïs Viand
Focus : capitalisation du corps, tourisme strassé et indépendance
Unprofessional © Matilde Ses Rasmussen
Focus : capitalisation du corps, tourisme strassé et indépendance
Créé par les équipes de Fisheye, Focus est un format vidéo innovant
qui permet de découvrir une série photo en étant guidé·e par la...
26 mars 2025   •  
Écrit par Lou Tsatsas
Finalistes du prix Découverte Fondation Roederer : ébranler l'histoire officielle
Sans titre, 2023. Série Patria Nostra © Julie Joubert. 2023-2024. Avec l’aimable autorisation de l’artiste. Prix Découverte 2025 Fondation Louis Roederer - L’assemblée de ceux qui doutent. Présenté par L’Hôtel Fontfreyde – Centre Photographique, Clermont-Ferrand, France.
Finalistes du prix Découverte Fondation Roederer : ébranler l’histoire officielle
Pour la deuxième année consécutive, les sept finalistes du prix Découverte Fondation Roederer des Rencontres d’Arles seront exposé·es...
25 mars 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Les images de la semaine du 24 mars 2025 : mode, couleurs et âge adulte
© Lena Simonne, backstage du show Étam 2024 à Paris.
Les images de la semaine du 24 mars 2025 : mode, couleurs et âge adulte
C’est l’heure du récap ! Cette semaine, les photographes de Fisheye évoquent le passage à l’âge adulte, l’importance que peuvent avoir...
Il y a 1 heure   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Au musée de Pont-Aven, Corinne Vionnet sonde la répétition des images
© Corinne Vionnet
Au musée de Pont-Aven, Corinne Vionnet sonde la répétition des images
Jusqu’au 4 mai 2025, le musée de Pont-Aven présente Écran total de Corinne Vionnet. L’exposition rassemble plusieurs séries de l’artiste...
29 mars 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Arielle Bobb-Willis célèbre la vie
© Arielle Bobb-Willis
Arielle Bobb-Willis célèbre la vie
Issue du mouvement de l’avant-garde noire contemporaine que nous présentons dans notre dernier numéro, Arielle Bobb-Willis capture le...
28 mars 2025   •  
Écrit par Cassandre Thomas
Tour, street style et avortement : nos coups de cœur photo de mars 2025
The Tower © Xiaofu Wang
Tour, street style et avortement : nos coups de cœur photo de mars 2025
Expositions, immersion dans une série, anecdotes, vidéos… Chaque mois, la rédaction de Fisheye revient sur les actualités photo qui l’ont...
28 mars 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet