Après avoir publié The Absence of Two, un récit profondément intime relatant la relation fusionnelle entre sa grand-mère et son petit cousin, Akihito Yoshida a reçu un message d’une inconnue qui le bouleverse. Un écho à son propre chagrin qu’il décide d’illustrer dans Reunite, un travail sensible sur le poids de l’absence. Cet article est à retrouver dans notre dernier numéro.
« Cela fait longtemps que je pense au suicide. Chaque jour, j’aimerais mettre fin à ma vie infernale, apaiser mes souffrances, penser plus à moi. Mais j’ai une grand-mère et une mère qui vivent avec moi. Quand je pense à elles, je ne peux pas me résoudre à mourir… » Signé par une parfaite inconnue, ce mail reçu par Akihito Yoshida après la publication de The Absence of Two (éd. Xavier Barral, 2019) le laisse complètement abasourdi. Dans cet ouvrage, le photographe a rassemblé avec pudeur les images d’une relation unique entre sa grand-mère et son petit-cousin Daiki, de dix ans son cadet. Une véritable histoire d’amour dans laquelle on voit la grand-mère donnant le bain à son petit-fils au début du récit, et, avec le passage du temps, la situation s’inverse et c’est le jeune homme qui prend soin d’elle en faisant sa toilette. L’histoire s’achève de manière tragique avec la disparition du jeune Daiki, retrouvé un an plus tard, au cœur d’une forêt, recouvert de feuilles mortes, après son suicide. L’attente de la grand-mère durant cette période, et surtout sa tristesse après l’annonce de sa mort sont évoquées avec une infinie délicatesse par le photographe. « Toutes ces photos, voilà ce qui reste de leur vie à tous les deux, ce temps passé ensemble à s’entraider, à prendre soin l’un de l’autre, explique-t-il. J’ai retenu des images qui capturent des moments de cette vie quotidienne dans cette ville rurale. C’est un moyen pour moi de leur tendre la main et de dialoguer à nouveau avec eux. »
Le mail de l’inconnue, particulièrement émue par cette histoire, évoquait la tristesse de la grand-mère qui, deux ans après la mort de son petit-fils, ne cessait de répéter en regardant par la fenêtre : « Cela ne sert à rien de vivre. J’ai hâte d’aller de l’autre côté. Je veux aller de l’autre côté le plus vite possible. » À son tour, l’inconnue interpelle le photographe : « Pouvez-vous me dire comment votre grand-mère a vécu seule après la mort de M. Daiki ? » Akihito Yoshida lit et relit le mail en s’interrogeant: « Qu’attend-elle de moi ? Mon esprit était confus et je ne savais pas comment lui répondre. » L’auteur rembobine le film de ses souvenirs et remonte à 2011, au moment où il commence à raconter la vie modeste de sa grand-mère et de son petit-cousin dans la ville de Kunitomi, sur l’île de Kyūshū, au Japon. « Je pensais mettre fin à ce projet à la mort de ma grand-mère (qui avait 83 ans à l’époque) dans un avenir pas trop lointain. Puis, en février 2014, Daiki a disparu. Nous l’avons cherché partout, mais nous ne l’avons pas trouvé. Un an plus tard, nous avons reçu un appel de la police nous informant qu’il avait été retrouvé mort dans la forêt. Il s’était suicidé, et il n’y avait pas de lettre derrière lui. Face à sa mort prématurée, à 23 ans, nous avons éprouvé un sentiment inexplicable de tristesse et de regret. Mais la vraie tristesse est venue quand j’ai vu notre grand-mère laissée seule, confinée dans son chagrin à ressasser d’aller rejoindre Daiki de “l’autre côté”. » Puis un jour la grand-mère raconte, en larmes : « Hier, Daiki est rentré, mais j’avais tellement sommeil que je n’ai pas pu sortir du lit. Et puis il est reparti. »
Après ce rêve douloureux – qui pour la grand-mère n’est pas un rêve mais une réalité –, Akihito Yoshida continue de la photographier régulièrement. « Ma grand- mère était l’incarnation de ce qui est important en tant qu’être humain et, en tant que photographe, je sentais que je devais lui faire face. C’est pourquoi je me suis rendu régulièrement chez elle et j’ai continué à la photographier jusqu’à son décès en 2016, à l’âge de 88 ans », précise l’auteur. Des photos qu’il ne montre à personne. Ce n’est que quelques jours après la réception du mail de l’inconnue qu’il ressort ces images. « Cela faisait déjà trois ans que ma grand-mère était décédée, mais les souvenirs denses et indélébiles de cette époque me sont revenus en un instant. Ma grand-mère n’arrêtait pas de répéter : “Je veux rejoindre Daiki de l’autre côté. Je me demande comment il va maintenant. Hier, il est rentré à la maison.” » Le photographe s’interroge et réfléchit. Puis il décide de répondre au mail de l’inconnue : « Quand j’ai lu la lettre que tu m’as envoyée, je me suis souvenu de beaucoup de choses. Comment ma grand-mère a-t-elle vécu cette période où elle est restée seule ? Voir ma grand-mère dans cet état était encore plus douloureux et déchirant que le chagrin de la perte de Daiki. Mais je savais que je ne devais pas détourner le regard. Même si c’était douloureux, je savais que je devais garder cette image dans mon esprit. Et en tant que photographe, j’ai senti que je devais pointer mon appareil vers cette figure et la photographier. Je ne voulais la montrer à personne, mais je devais la conserver au plus profond de ma mémoire. Je savais qu’elle aurait une valeur inestimable dans ma vie. Alors quand j’ai reçu ton mail, j’ai pensé à beaucoup de choses pour la première fois depuis longtemps. Et pour une raison quelconque, j’ai voulu te montrer cette image, à toi que je n’ai jamais rencontrée, à qui je n’ai jamais parlé. Je ne connais ni ton visage ni ton âge. Je ne sais pas où tu vis ni si tu existes vraiment. Je pense que je vais essayer de faire une œuvre d’art de cette image, que je n’ai jamais montrée à personne, mais cela peut prendre du temps. »
Cet article est à retrouver dans son intégralité dans Fisheye #52, disponible ici.
© Akihito Yoshida