Réunir et au-delà

17 mars 2022   •  
Écrit par Eric Karsenty
Réunir et au-delà

Après avoir publié The Absence of Two, un récit profondément intime relatant la relation fusionnelle entre sa grand-mère et son petit cousin, Akihito Yoshida a reçu un message d’une inconnue qui le bouleverse. Un écho à son propre chagrin qu’il décide d’illustrer dans Reunite, un travail sensible sur le poids de l’absence. Cet article est à retrouver dans notre dernier numéro. 

« Cela fait longtemps que je pense au suicide. Chaque jour, j’aimerais mettre fin à ma vie infernale, apaiser mes souffrances, penser plus à moi. Mais j’ai une grand-mère et une mère qui vivent avec moi. Quand je pense à elles, je ne peux pas me résoudre à mourir… » Signé par une parfaite inconnue, ce mail reçu par Akihito Yoshida après la publication de The Absence of Two (éd. Xavier Barral, 2019) le laisse complètement abasourdi. Dans cet ouvrage, le photographe a rassemblé avec pudeur les images d’une relation unique entre sa grand-mère et son petit-cousin Daiki, de dix ans son cadet. Une véritable histoire d’amour dans laquelle on voit la grand-mère donnant le bain à son petit-fils au début du récit, et, avec le passage du temps, la situation s’inverse et c’est le jeune homme qui prend soin d’elle en faisant sa toilette. L’histoire s’achève de manière tragique avec la disparition du jeune Daiki, retrouvé un an plus tard, au cœur d’une forêt, recouvert de feuilles mortes, après son suicide. L’attente de la grand-mère durant cette période, et surtout sa tristesse après l’annonce de sa mort sont évoquées avec une infinie délicatesse par le photographe. « Toutes ces photos, voilà ce qui reste de leur vie à tous les deux, ce temps passé ensemble à s’entraider, à prendre soin l’un de l’autre, explique-t-il. J’ai retenu des images qui capturent des moments de cette vie quotidienne dans cette ville rurale. C’est un moyen pour moi de leur tendre la main et de dialoguer à nouveau avec eux. » 

© Akihito Yoshida

Le mail de l’inconnue, particulièrement émue par cette histoire, évoquait la tristesse de la grand-mère qui, deux ans après la mort de son petit-fils, ne cessait de répéter en regardant par la fenêtre : « Cela ne sert à rien de vivre. J’ai hâte d’aller de l’autre côté. Je veux aller de l’autre côté le plus vite possible. » À son tour, l’inconnue interpelle le photographe : « Pouvez-vous me dire comment votre grand-mère a vécu seule après la mort de M. Daiki ? » Akihito Yoshida lit et relit le mail en s’interrogeant: « Qu’attend-elle de moi ? Mon esprit était confus et je ne savais pas comment lui répondre. » L’auteur rembobine le film de ses souvenirs et remonte à 2011, au moment où il commence à raconter la vie modeste de sa grand-mère et de son petit-cousin dans la ville de Kunitomi, sur l’île de Kyūshū, au Japon. « Je pensais mettre fin à ce projet à la mort de ma grand-mère (qui avait 83 ans à l’époque) dans un avenir pas trop lointain. Puis, en février 2014, Daiki a disparu. Nous l’avons cherché partout, mais nous ne l’avons pas trouvé. Un an plus tard, nous avons reçu un appel de la police nous informant qu’il avait été retrouvé mort dans la forêt. Il s’était suicidé, et il n’y avait pas de lettre derrière lui. Face à sa mort prématurée, à 23 ans, nous avons éprouvé un sentiment inexplicable de tristesse et de regret. Mais la vraie tristesse est venue quand j’ai vu notre grand-mère laissée seule, confinée dans son chagrin à ressasser d’aller rejoindre Daiki de “l’autre côté”. » Puis un jour la grand-mère raconte, en larmes : « Hier, Daiki est rentré, mais j’avais tellement sommeil que je n’ai pas pu sortir du lit. Et puis il est reparti. » 

© Akihito Yoshida

Après ce rêve douloureux – qui pour la grand-mère n’est pas un rêve mais une réalité –, Akihito Yoshida continue de la photographier régulièrement. « Ma grand- mère était l’incarnation de ce qui est important en tant qu’être humain et, en tant que photographe, je sentais que je devais lui faire face. C’est pourquoi je me suis rendu régulièrement chez elle et j’ai continué à la photographier jusqu’à son décès en 2016, à l’âge de 88 ans », précise l’auteur. Des photos qu’il ne montre à personne. Ce n’est que quelques jours après la réception du mail de l’inconnue qu’il ressort ces images. « Cela faisait déjà trois ans que ma grand-mère était décédée, mais les souvenirs denses et indélébiles de cette époque me sont revenus en un instant. Ma grand-mère n’arrêtait pas de répéter : “Je veux rejoindre Daiki de l’autre côté. Je me demande comment il va maintenant. Hier, il est rentré à la maison.” » Le photographe s’interroge et réfléchit. Puis il décide de répondre au mail de l’inconnue : « Quand j’ai lu la lettre que tu m’as envoyée, je me suis souvenu de beaucoup de choses. Comment ma grand-mère a-t-elle vécu cette période où elle est restée seule ? Voir ma grand-mère dans cet état était encore plus douloureux et déchirant que le chagrin de la perte de Daiki. Mais je savais que je ne devais pas détourner le regard. Même si c’était douloureux, je savais que je devais garder cette image dans mon esprit. Et en tant que photographe, j’ai senti que je devais pointer mon appareil vers cette figure et la photographier. Je ne voulais la montrer à personne, mais je devais la conserver au plus profond de ma mémoire. Je savais qu’elle aurait une valeur inestimable dans ma vie. Alors quand j’ai reçu ton mail, j’ai pensé à beaucoup de choses pour la première fois depuis longtemps. Et pour une raison quelconque, j’ai voulu te montrer cette image, à toi que je n’ai jamais rencontrée, à qui je n’ai jamais parlé. Je ne connais ni ton visage ni ton âge. Je ne sais pas où tu vis ni si tu existes vraiment. Je pense que je vais essayer de faire une œuvre d’art de cette image, que je n’ai jamais montrée à personne, mais cela peut prendre du temps. »

 

Cet article est à retrouver dans son intégralité dans Fisheye #52, disponible ici

 

© Akihito Yoshida

© Akihito Yoshida

© Akihito Yoshida© Akihito Yoshida

© Akihito Yoshida© Akihito Yoshida

© Akihito Yoshida© Akihito Yoshida

© Akihito Yoshida

Explorez
Le 7 à 9 de Chanel : Valérie Belin et la beauté, cette quête insoluble
© Valérie Belin
Le 7 à 9 de Chanel : Valérie Belin et la beauté, cette quête insoluble
L’heure des rencontres « 7 à 9 de Chanel » au Jeu de Paume a sonné. En cette rentrée, c’est au tour de Valérie Belin, quatrième invitée...
16 septembre 2025   •  
Écrit par Ana Corderot
Couldn’t Care Less de Thomas Lélu et Lee Shulman : un livre à votre image
Couldn't Care Less © Thomas Lélu et Lee Shulman
Couldn’t Care Less de Thomas Lélu et Lee Shulman : un livre à votre image
Sous le soleil arlésien, nous avons rencontré Lee Shulman et Thomas Lélu à l’occasion de la sortie de Couldn’t Care Less. Pour réaliser...
11 septembre 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
La sélection Instagram #523 : loup y es-tu ?
© Ecaterina Rusu / Instagram
La sélection Instagram #523 : loup y es-tu ?
Photographier signifie souvent montrer, dévoiler, révéler. Pourtant, il arrive que ce qui se trouve de l’autre côté de l’objectif ne...
09 septembre 2025   •  
Écrit par Lucie Donzelot
Simon Baker quitte la direction de la Maison européenne de la photographie
© Marguerite Bornhauser
Simon Baker quitte la direction de la Maison européenne de la photographie
Ce lundi 8 septembre 2025, la Maison européenne de la photographie a annoncé le départ de Simon Baker, son directeur, après sept années...
08 septembre 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Ekaterina Perfilieva et l'intime au cœur de la fracture
© Ekaterina Perfilieva, Nocturnal Animals
Ekaterina Perfilieva et l’intime au cœur de la fracture
À la fois distante et profondément engagée, Ekaterina Perfilieva, artiste multidisciplinaire, interroge une contemporanéité...
17 septembre 2025   •  
Écrit par Milena III
Le 7 à 9 de Chanel : Valérie Belin et la beauté, cette quête insoluble
© Valérie Belin
Le 7 à 9 de Chanel : Valérie Belin et la beauté, cette quête insoluble
L’heure des rencontres « 7 à 9 de Chanel » au Jeu de Paume a sonné. En cette rentrée, c’est au tour de Valérie Belin, quatrième invitée...
16 septembre 2025   •  
Écrit par Ana Corderot
La sélection Instagram #524 : espaces intimes
© Sara Lepore / Instagram
La sélection Instagram #524 : espaces intimes
La maison se fait à la fois abri du monde et porte vers le dehors, espace de l’intime et miroir de nos modes de vie. Les artistes de...
16 septembre 2025   •  
Écrit par Lucie Donzelot
5 coups de cœur qui témoignent d'un quotidien
I **** New York © Ludwig Favre
5 coups de cœur qui témoignent d’un quotidien
Tous les lundis, nous partageons les projets de deux photographes qui ont retenu notre attention dans nos coups de cœur. Cette semaine...
15 septembre 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet