À l’extrémité sud-ouest de l’Angleterre se trouvent les Cornouailles, un comté sauvage composé de landes et de plage de sable, mais aussi de villages enclavés. C’est dans l’un d’entre eux qu’a vécu Francesca Rowse et qu’a vu le jour Maids. Pour composer cette série, l’artiste et curatrice d’art féminin a puisé dans ses souvenirs de femme et de jeune fille, et a photographié les visages de celles qui peuplent la région. Avec un kitsch brut, elle nous parle de princesses des années 2000, de féminité libérée et de rêves de déconstruction de la masculinité toxique. Entretien.
Fisheye : Quel est ton background artistique ?
: Si j’ai étudié les beaux-arts pendant un certain temps, je retombais sans cesse dans la photographie, en capturant les femmes de ma vie. Je pense que j’essayais de comprendre ce qu’était la féminité. J’aimais la mode et les modes de représentation, et les deux ont commencé à se nourrir l’un de l’autre. J’ai toujours été intéressée par la théorie de la féminité et du féminisme. Je l’ai beaucoup étudiée, en l’assimilant littéralement de toutes les manières possibles. Plus j’en savais, plus je sentais que je pouvais créer des images riches qui avaient une importance symbolique et qui disaient quelque chose, plus je commençais à me comprendre moi-même.
Quelles sont tes influences ?
Je dirais Julia Cameron et Sally Man qui rencontrent Paris Hilton et Britney Spears. Et cela pour toujours.
J’aimerais revenir sur la genèse de Maids. Quand et pourquoi as-tu commencé cette série ?
J’ai toujours eu envie de m’enfuir des Cornouailles, aller à Londres et devenir photographe de mode. Mais plus je vieillissais, plus je me demandais pourquoi je devais partir. Qu’est-ce qui me poussait à ressentir cela ? Et, je ne suis certainement pas la seule fille du coin à vivre ces déchirements intérieurs… J’ai donc commencé à creuser dans notre héritage et notre histoire – dans tous les sens du terme.
À quoi renvoie ce titre ?
Maid
est un nom affectueux utilisé dans les Cornouailles pour nommer les femmes ou les jeunes filles.
Comment as-tu choisi tes modèles, et comment ont-elles réagi au projet ?
Ce sont des habitantes de la région. Tout est question de bouche à oreille ici. D’une séance photo à l’autre, les filles parlaient entre-elles. J’ai aussi fait du street cast pour trouver d’autres modèles.
Toutes étaient à la fois excitées et intriguées, et cela ne m’a pas paru étrange. Je suis comme elles, j’ai eu les mêmes combats, les mêmes expériences et la même vie. Cela n’aurait pas fonctionné pour quelqu’un·e venant de l’extérieur. Je pense que grâce à mes origines, j’ai eu un regard particulier sur leurs vies. Un regard honnête et fort. J’ai une complicité inégalée avec ces filles. Je le fais pour elles et pour moi. Le cœur des Maids est dans les Cornouailles, et elles le savent.
Un mot sur la mise en scène ?
Il n’y avait vraiment aucune mise en scène. Elles ont simplement posé devant leur maison, derrière ou dans la rue. C’est intéressant parce que les gens qui n’habitent pas la région ont une image idéalisée et embourgeoisée du front de mer, fait de soleil et de belles maisons… Mais la réalité est toute autre. Je précise également que ce travail ne consiste pas à photographier les « riches » ou les « pauvres », comme on me l’a déjà demandé. Il s’agit simplement de représenter toutes les personnes féminines qui sont confrontées aux mêmes problèmes de manque d’identité à cause de la perte du patrimoine féminin des Cornouailles. Il est question de femmes qui se rassemblent et ressentent un sentiment de communauté, pour apprendre et former des liens afin de trouver une place d’appartenance dans une région patriarcale.
Était-ce un hommage à ton toi adolescente qui croyait aux contes de fées malgré l’enfermement rural ?
Ce n’est pas vraiment un conte de fées, c’est vraiment inspiré par les problèmes que j’ai rencontrés et que je ne veux pas que d’autres jeunes filles ressentent. Ce projet est inspiré par ce seul souvenir. En grandissant, j’étais un garçon manqué, je n’ai jamais été exposée à la féminité, et si je l’étais, c’était de manière négative. C’est seulement vers mes huit ans que j’ai eu un déclic : j’étais chez ma meilleure amie et c’était le bal de fin d’année de sa sœur aînée. Je me revois dans sa chambre, entourée de rires et de joie, de bigoudis, de fard à paupières bleu pétard, d’énormes robes de bal qui remplissaient toute la pièce, de paillettes dans l’air… Elles étaient ensemble, enveloppées et liées dans leur féminité partagée, sans gêne, sans essayer de se défaire de leur statut de fille. Elles étaient confiantes et fortes. J’étais admirative et stupéfaite. Je ne le savais pas, mais cela a semé une graine en moi. Aujourd’hui je la chéris, et elle éclot dans mon travail.
On perçoit également un soupçon d’ironie et du kitsch. Qu’est-ce que cela dit de ton rapport à l’humour ?
Je pense que je me moque de la tradition, des idéaux patriarcaux. J’ai grandi dans un pays qui est submergé par ces valeurs. Avec mon travail, je les défis et m’en défais aussi. Je reprends le contrôle en me moquant d’elles. Je réutilise tout ce qu’ils ont essayé de rabaisser, d’anéantir pendant si longtemps et je leur jette au visage. La confiance de ces filles, leur extrême « girlyness » est une manière de provoquer les hommes. Mes modèles sont tout ce qu’elles souhaitent être et ne s’en cachent pas. Avec Maids, j’entends célébrer la sororité, créer un lien féminin plus fort que tout le reste.
Pourquoi avoir traité ce sujet sous cet angle ?
Cet « angle » particulier se retrouve dans l’ensemble des mon œuvre. J’en ai besoin. J’ai un feu dans le ventre sur lequel je mets continuellement de l’essence.
Un dernier mot quant à la volonté de ne pas retoucher tes clichés ?
Il ne s’agissait pas d’avoir un énorme plateau technique, et de photoshoper à l’extrême mes photographies. Selon moi, l’image révèle l’honnêteté, ou du moins une honnêteté déformée, mais qui a une âme. C’est quelque chose qui vient du cœur. Je pense que mon travail comble le fossé entre la mode et le documentaire, il se situe entre authenticité et beauté exacerbée avec des non-dits. Il est à la fois fébrile et équilibré.
© Francesca Rowse