Dans What She Said, la photographe américaine de 51 ans Deanna Templeton tourne son objectif vers les adolescentes rebelles de la Californie. Autant de projections merveilleuses et délicates de sa propre jeunesse.
Rythmant l’adolescence mouvementée de Deanna Templeton, le morceau What She Said du mythique groupe anglais The Smiths – sorti en 1985 – a inspiré le titre du nouvel ouvrage de l’artiste. Plus de 35 années plus tard, ses paroles dépassent les cadres générationnels et s’imposent toujours comme un hymne à toutes ces jeunes adolescentes à la marge. De manière instinctive, la photographe a dressé le portrait de jeunes femmes dans les rues californiennes pendant une vingtaine d’années. Mais c’est seulement lorsqu’elle a redécouvert des cartons de son enfance qu’elle a eu le déclic. « Je suis tombée sur mes journaux intimes rédigés entre mes 14 et 18 ans. J’ai alors remarqué que la plupart de mes modèles photographiés ces dernières années pouvaient illustrer mes paroles de jeunesse », raconte-t-elle. En tournant les pages de What She Said, on découvre des dizaines de teenagers flamboyantes. Qu’elles soient punks, emos ou gothiques, toutes partagent une longue quête de soi, où l’expérimentation et la passion vont de pair. Elles se teignent les cheveux, se tatouent la peau et déchirent leurs vêtements : autant de réactions contre un monde hostile à leur univers intérieur. Et aux portraits s’ajoutent les pages du carnet de l’auteure et les affiches DIY de ses concerts rocks : les trophées collectionnés par cette rebelle des années 80.
« What she said was sad
But then, all the rejection she’s had
To pretend to be happy
Could only be idiocy »
Pour Deanna Templeton, la photographie a toujours rimé avec la musique. La première est apparue comme une révélation sous la lueur rouge d’une lampe inactinique au lycée, en suivant son amie Kim. « 30 septembre 1986. Je la regardais développer sa pellicule et c’était comme de la magie ! C’était comme un don de Dieu ! », écrivait-elle. Et la seconde est venue en suivant religieusement tous ses groupes de musique indés préférés. Dickies, T.S.O.L, Love-N-Terror, Black Flag, Social Distorsion… Autant de groupes oubliés aujourd’hui qui prennent vie dans l’ouvrage intime de la photographe. Dans cet enchainement frénétique des concerts, elle découvre un véritable sentiment d’appartenance, et y forge sa personnalité. Avec une innocence si symptomatique de la jeunesse, elle parsème son journal de chansons qu’elle compose elle-même – au rythme de ses émotions. « I Just Gave Up », « The Sluts : Barbie Doll », ou encore « Snow White’s a Whore » : des titres illustrant presque caricaturalement le mal-être de la jeune rockeuse. Cette posture pénible – mais finalement drôle – se réalise dans sa forme la plus tristement risible dans son « testament » rédigé en 1985. Dans ce texte, elle ne manque pas d’ajouter un post scriptum où elle forme une dernière requête : « PS : Pourrais-je avoir de grandes funérailles ? Avec tous mes amis et tout, et faire savoir à tout le monde que c’était un suicide, sinon cette mort serait une perte de temps ».
Une sororité impressionnante
« J’avais un mur couvert de collages avec des découpes de magazines de mode – une sorte d’autel de supermodèles. Paulina, Cindy, Christy et Helena m’observaient tandis que je me regardais dans le miroir,
se rappelle Deanna Templeton. Je me demandais quand mes seins et mes jambes allaient pousser, quand mes boutons allaient disparaître et quand je leur ressemblerais. J’ai réalisé que cela ne m’arriverait pas, et j’ai commencé à en vouloir à ma réalité ». C’est avec cette anecdote qu’elle ouvre la préface de son ouvrage. Une anecdote teintée de tristesse, mais partagée par de nombreuses adolescentes déboussolées. Un des effets des standards de beauté féminins, caractéristiques de nos sociétés. Parfois mélodramatiques, mais souvent cyniques, les pages de ses journaux intimes révèlent les délires et souffrances d’un esprit terriblement perdu – et incorrigiblement punk. « 25 janvier 1986. Je suis allée à Newport. Pris de la coke. Bu un Bacardi-Coca. Et rencontrée un mec Dave ». « 17 mars 1986. Social Distortion ont joué à Safari Sam’s. Ils étaient encore géniaux. J’ai raté mon permis de conduire. Tant pis ». « 28 septembre 1986. Suis-je folle ? Ou est-ce que je veux seulement être folle ? Je ne sais pas. Je dois être légèrement folle pour vouloir être folle ». Autant de réponses percutantes à la simili-question What She Said, qu’on imagine aisément sortir des bouches des sujets qui composent l’ouvrage.
Des années 1980 à nos jours, les choses n’ont pas vraiment changé, mis à part les réseaux sociaux. « À l’époque, je ne sais pas comment j’aurais survécu avec toute ma vie accessible en ligne. J’étais déjà assez dure avec moi-même… Mais le bon côté, c’est que certaines jeunes femmes sont positives et forment même des groupes de soutien. » Toutes ses modèles affichent un regard tendre et offrent un dialogue complice avec la jeune Deanna Templeton. En découle un exemple de sororité, fondée sur des interrogations existentielles et communes. Car toutes les femmes – peu importe leur génération – connaissent ces mêmes angoisses liées au corps, ou encore à la représentation et à autrui. La différence étant que les adolescentes n’ont pas encore développé le recul nécessaire pour relativiser celles-ci. L’artiste, quant à elle, sait qu’elle n’est plus l’être angoissé d’autrefois. « Quand j’ai lu mes journaux, j’ai été surprise de voir à quel point j’étais triste et méchante avec moi-même. J’ai pleuré », explique-t-elle. Avec What She Said, Deanna Templeton se met à nue et apporte un soutien essentiel aux jeunes femmes qui se cherchent encore aujourd’hui. « J’aimerais dire aux adolescentes qu’il faut se donner une chance, et ne pas être si dur avec soi-même. L’objectif de ce livre ? Rassurer les personnes qui ont ces mêmes pensées : elles ne sont pas seules », conclut l’auteure.
What She Said, Éditions MACK, £40, 168p.
What She Said © Deanna Templeton