Au fil de ses projets, Sander Coers sonde la mémoire en s’intéressant notamment à l’influence que nos souvenirs exercent sur notre histoire personnelle. Dans Eulogy, sa dernière série en date, le photographe établi à Rotterdam entremêle les supports pour évoquer les traumatismes intergénérationnels et postcoloniaux.
Fisheye : Quel a été le point de départ de ta série Eulogy ?
Sander Coers : Tout a commencé par une photographie que j’ai trouvée dans un journal indonésien, le Bali Post. On y voyait mon grand-père sorti de chez lui dans un sac mortuaire après son décès en 2020. Cette image m’a marqué et m’a poussé à explorer les silences, les pertes et les souvenirs inexprimés de l’histoire de ma famille.
Quel est ton premier souvenir de photographie ?
L’un de mes premiers souvenirs remonte à l’époque où je regardais mon père prendre des photos pendant nos vacances. Il capturait tout : paysages, moments, visages… Plus tard, ces clichés se retrouvaient dans des albums conservés dans notre salon. Lors des réunions de famille, mes cousins et moi les feuilletions pour revivre ces moments.
« En travaillant avec différents matériaux […], j’essaie de montrer que l’histoire n’est pas seulement quelque chose dont nous héritons, mais quelque chose que nous reconstruisons et réinterprétons en permanence. »
Ton grand-père est au cœur de ce projet. Comment appréhendait-il son passé ?
Mon grand-père est né d’une mère indonésienne et d’un soldat néerlandais, et sa vie a été marquée par la guerre, les déplacements et l’histoire coloniale. Il était toujours à la recherche de morceaux de son passé, mais en parlait rarement. Il avait ce désir discret de renouer avec ce qu’il considérait comme son pays. Eulogy [qui signifie « éloge funèbre », ndlr] est ma façon de réfléchir à la manière dont ces histoires non racontées façonnent encore aujourd’hui les identités de notre famille, de même que nos identités personnelles.
L’histoire de ta famille raconte une histoire plus vaste. Comment intègres-tu cet héritage dans ton travail ?
J’utilise un mélange de documents personnels et d’archives que j’associe à mes propres photographies afin d’explorer les thèmes du traumatisme intergénérationnel et postcolonial. En travaillant avec différents matériaux comme les supports textiles, le bois, la céramique et les images générées par IA, j’essaie de montrer que l’histoire n’est pas seulement quelque chose dont nous héritons, mais quelque chose que nous reconstruisons et réinterprétons en permanence.
Comment l’utilisation de ces différents matériaux influence-t-elle le projet ? Et comment utilises-tu l’intelligence artificielle ?
J’utilise ces matériaux afin de superposer différentes narrations. La partie IA consiste à alimenter des algorithmes avec des images provenant des albums photo de ma famille. L’objectif est de générer de nouveaux visuels qui mélangent l’histoire personnelle et la mémoire collective. Cela soulève donc des questions sur la façon dont la mémoire est construite, mais également sur la façon dont la technologie influence ce dont nous nous souvenons.
« À travers mon travail, j’essaie de combler ce fossé en créant notamment un espace pour des conversations qui n’auraient peut-être pas eu lieu autrement. »
Parles-tu de ton histoire familiale avec les autres membres de ta famille ou s’agit-il d’un tabou ?
Dans ma famille, il y a beaucoup de choses dont on ne parle pas, surtout en ce qui concerne les traumatismes passés. Ce silence a engendré une sorte de distance par rapport à notre propre héritage. À travers mon travail, j’essaie de combler ce fossé en créant notamment un espace pour des conversations qui n’auraient peut-être pas eu lieu autrement.
Y a-t-il un autre point que tu souhaiterais évoquer ?
Une chose qui mérite d’être soulignée est la palette de couleurs que j’utilise ici. Elle est tirée de la photographie du décès de mon grand-père et sert de fil conducteur visuel entre toutes les pièces. Elle symbolise la façon dont les événements passés persistent dans le présent, façonnant l’identité d’une manière dont nous ne nous rendons pas toujours compte.