Sandra Eleta, les visages du monde invisible

12 novembre 2025   •  
Écrit par Costanza Spina
Sandra Eleta, les visages du monde invisible
© Sandra Eleta
Deux personnes nettoient de la vaisselle
© Sandra Eleta

À la Galerie Rouge, jusqu’au 6 décembre 2025, l’exposition de Sandra Eleta révèle un univers où la photographie dépasse le simple portrait. Ses images, captées avec patience et complicité, transforment le réel en récit vivant, entre mémoire historique et présence intime. Une invitation à rencontrer les visages d’un monde souvent invisible mais profondément humain.

À travers son œuvre, Sandra Eleta construit depuis plus d’un demi-siècle une passerelle entre les mondes visibles et invisibles. Née à Panama en 1942 et issue d’un milieu aisé, partagée entre tradition et besoin de s’en émanciper, elle a très tôt cherché une voie personnelle, à la fois poétique et profondément humaine. Après des études d’histoire de l’art à New York, c’est en 1968, dans l’atelier du photographe Carlos Montúfar, qu’elle trouve son véritable langage : la photographie. Ce médium devient pour elle une manière d’entrer en relation avec le monde, de transformer le regard en geste d’amour. Après plusieurs années passées à peindre, elle comprend que la toile, si solitaire, ne lui permet pas de créer le lien qu’elle recherche. La photographie, au contraire, ouvre la possibilité d’un dialogue : selon l’artiste, il ne s’agit plus de représenter des ombres, mais la vie.

Loin du tumulte new-yorkais, Sandra Eleta s’enracine à Portobelo, village côtier du Panama chargé d’histoire, dont celle de l’esclavage, où elle s’installe dans une maison sans électricité. Là, son travail prend toute sa dimension : les visages qu’elle photographie – enfants, pêcheur·ses, Congos (habitant·es de Portobelo et descendant·es d’une lignée d’esclaves) – ne sont pas des sujets mais des présences. Photographier la vie, pour elle, signifie accueillir l’autre dans sa plénitude, accepter le mouvement, la fatigue et la beauté accidentée. Les enfants de Portobelo, qu’elle saisit en pleine lumière, semblent surgir d’un rêve éveillé. Dans leurs gestes se lisent les traces d’un héritage africain et colonial, mais aussi la liberté de réinventer ce passé. L’artiste ne se contente pas de regarder : elle vit avec eux, partage leur quotidien, leurs rires et leurs silences. Son regard, à la fois observateur et poétique, s’inscrit dans un réalisme empreint de féerie qui refuse la hiérarchie entre documentaire et fable.

Homme sur un fleuve
© Sandra Eleta
Femme avec un fusil dans ses bras
© Sandra Eleta

La Servidumbre, l’une de ses œuvres majeures

Dans les séries réalisées entre les années 1970 et 1990, cette approche se déploie dans une tension constante entre intimité et dignité. La Servidumbre, l’une de ses œuvres majeures, donne à voir les domestiques de sa famille à Madrid et au Panama. Les femmes posent avec une assurance tranquille, leur regard fixe la photographe, renversant le rapport de pouvoir. Les tirages révèlent un espace de silence où se croisent fierté et mélancolie, soumission et puissance intérieure. Ce n’est pas un regard social au sens documentaire, mais une exploration du pouvoir, du soin et de la mémoire des corps. Car Sandra Eleta, en même temps qu’elle photographie, tisse une œuvre collective. Elle fonde, dans les années 1970, le Grupo Portobelo, puis la Fondation Portobelo Bay et le Taller Portobelo, espaces de transmission et de création dédiés à la culture afro-caribéenne. Portobelo, les archipels du Nicaragua ou de Guna Yala deviennent ainsi les théâtres d’un réalisme magique, au sens le plus littéral du terme : un réel traversé par le merveilleux et la résistance. Là où tant d’images de l’Amérique latine et des Caraïbes ont exotisé les personnes noires et indigènes, Sandra Eleta choisit la complicité. Ses modèles la regardent, la défient et parfois sourient avec tendresse. Ce sont des sujets, pas des objets de fascination. En interagissant avec eux, elle redonne au visible la profondeur du vivant. Ses photographies, souvent en noir et blanc, respirent, vibrent, chuchotent. Elles ne cherchent pas la perfection formelle, mais la résonance. Aujourd’hui exposé à la Galerie Rouge jusqu’au 6 décembre, son travail retrouve une visibilité à la mesure de son influence : une œuvre habitée par la durée, par cette respiration du monde que seul un regard patient peut percevoir.

Trois femmes et un cheval
© Sandra Eleta
Femme avec un plumeau pour dépoussiérer
© Sandra Eleta
Policier et enfant
© Sandra Eleta
Une fille dans l'eau avec des longs cheveux
© Sandra Eleta
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