Séries sœurs, Letting go et Unmasking proposent une immersion sensorielle dans les émotions humaines. Sensibles et viscérales, les œuvres de Sina Muehlbauer interrogent la notion de lâcher prise dans un monde qui nous condamne à avancer masqué·es.
« Certaines personnes écrivent dans un journal, d’autres courent des marathons, moi, j’attrape mon boîtier. » Autodidacte, la photographe allemande Sina Muehlbauer puise au plus profond d’elle-même, dans les flux des émotions humaines pour réaliser ses séries. Une manière pour elle d’« explorer, comprendre, confronter le monde qui [l]’entoure ». Perdue dans ses pensées alors que les arrêts de métro défilent, son casque sur les oreilles, elle songe en images, laisse son imaginaire prendre les rênes, pour parvenir à dévoiler ce que le réalisme ne permet pas de représenter. Alors, face à celles et ceux qu’elle capture, elle s’efface, cherche l’acte discret, celui qu’on oublie, pour mieux convoquer l’essence pure, l’imperfection qui façonne l’honnêteté. « Mon travail est très subjectif, il comporte des sensations qui me sont familières », explique l’autrice. Choisissant de laisser ses modèles errer librement sans leur dicter la moindre pose, elle se tient là, son objectif à la main, « pieds nus ou rampant à même le sol, retenant [s]on souffle ». Ainsi, seulement, réussit-elle à capturer l’intensité de l’échange.
Pour Sina Muehlbauer « on ne peut forcer une émotion en essayant de l’illustrer de la manière dont on se la représente ». Prenant le temps nécessaire pour apprendre à connaître et à connecter avec ses sujets, l’autrice s’inspire de l’essayiste américaine Susan Sontag, qui affirmait que « l’appareil photo n’est jamais innocent ». Comment, alors, représenter la vulnérabilité qu’on lui offre ? Comment laisser l’espace aux ressentis, aux histoires qui s’échappent ? « Tu ne peux pas prendre, tu dois donner aussi », assure l’artiste, qui perçoit ses shootings comme des expériences symbiotiques, où s’échangent des flux d’émotions, des idées, des fragments de soi d’une pureté indéniable. Un espace propice à la confection d’œuvres muettes à la sincérité criante.
Du lâcher prise aux masques que l’on porte en société
De Letting Go à Unmasking, Sina Muehlbauer fait de cet espace un miroir reflétant les craintes, les insécurités, les peines qui troublent les humain·es. « En parlant à des gens ou en me promenant sur Internet, ce concept de lâcher prise a commencé à me hanter. Comme si, en se relâchant, on se libérait. Mais qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire, au fond ? », s’interroge-t-elle. D’un échange à l’autre, l’autrice prend conscience que chaque personne porte le poids d’un fardeau dont elle aimerait se débarrasser – un cœur brisé, une anxiété handicapante, une dysmorphie… Devenue observatrice, elle parvient à figer les instants de tensions et les soulagements profonds, les turbulences qui écument, sous la surface – pour les faire émerger, « sale et imparfaites ». « En exposant ces horizons, ma série interroge : nous libérons-nous en égalant le bruit incessant, ou ne pouvons-nous le faire qu’en lâchant prise ? », explique-t-elle.
Plus introspectif encore, le projet Unmasking est né d’une décision courageuse : tourner l’objectif vers soi. « Letting go provenait d’une source intérieure qui s’est épanouie, mais elle a commencé à se greffer à mon chagrin souterrain. Ma propre vulnérabilité, mes expériences et mes peurs – autant de couches soigneusement dissimulées au monde », confie celle qui se questionne : « Cela signifierait donc que l’on déguise notre “soi” authentique, nos véritables désirs, besoins, pensées pour se sentir aimé·e et accepté·e. » Comme une quête d’authenticité, le travail s’impose alors à elle, viscéral, contradictoire, complexe. Une plongée dans un enchevêtrements de masques et de costumes, de codes sociaux, de jugements et de freins que l’on s’impose. Une quête presque fiévreuse d’une sortie – enfin – à visage découvert.
Une écriture photographique au service de l’immersion
Des torses blancs contorsionnés dans la nuit noire aux ruines d’une cabane enflammée. De la colère qu’on lit dans un regard aux cheveux qui s’emmêlent, chassés par l’eau qui coule – qui ne cesse de couler. Croisant obscurité et touches colorées, symbolismes et plans rapprochés, Letting go et Unmasking sont les deux faces d’une même idée, deux séries poussées par un élan commun, un souhait impérieux de se dégager des entraves avec lesquelles on s’attache délibérément. Or, dans les méandres de nos dichotomies, Sina Muehlbauer recherche le grain, celui qui érafle la peau et laisse des rougeurs, celui qui jaillit du monde des rêves pour s’inscrire sur nos corps.
Dans un monochrome presque total, l’artiste entend se distancer du réel pour nous transporter ailleurs et « guider le regard ». « On voit et on pense en couleurs, on en est constamment bombardé·es. En la fuyant, je fouille sous la surface de l’ordinaire et éclaire ce que je veux que le·a regardeur·se remarque », explique-t-elle. Jouant avec la polarité des éclairages, les ombres qui grouillent, les éclaircis et les zones sombres, la photographe dépeint, finalement au travers de ses deux séries, une allégorie de notre existence : expressive et indirecte, noueuse et déconcertante. « La perception n’est pas noyée par les tons différents, elle n’est pas distraite. Les quelques couleurs que je disperse deviennent des points d’ancrage convoquant le familier. Mon travail ne craint pas d’être trop brut, ni de se cacher derrière une quelconque douceur », conclut la photographe.