Des câbles électriques d’un blanc immaculé scindent la noirceur du ciel. Des personnages aux visages imperceptibles se retrouvent figés dans des paysages ténébreux. Est-ce une vision de l’apocalypse ou d’un futur dystopique ? Des visuels de synthèse ou de réelles photographies ? À travers Territory, Rafael Yaghobzadeh raconte une histoire troublante où l’ambiguïté ne cesse de s’accroître. Un récit qui transperce votre regard et votre cœur. Comme cette image d’escaliers mouchetés de points blancs : « À première vue, je vois une constellation ou des flocons de neige, explique le photographe indépendant, avant de poursuivre : quand on lit la légende, tout devient plus clair. Il s’agit d’impacts d’éclats d’obus sur la maison de la culture à Shchastia, en janvier 2017. Son nom en ukrainien et en russe signifie “joyeux”. En février 2022, quelques jours avant l’invasion russe en Ukraine, j’y suis retourné. Après le 24 février [premier jour de l’offensive, ndlr], c’est l’une des premières localités à être tombée entre les mains de l’armée russe. Elle a basculé dans un trou noir. »
Faille spatiotemporelle
L’atmosphère devient rapidement plus nette et le mystère se dissipe. Alors qu’il documente les multiples crises en Ukraine depuis 2014, Rafael Yaghobzadeh sort des sentiers battus du photojournalisme et propose une audacieuse expérience où de classiques clichés de conflits se transforment en négatifs futuristes. « Plus on passe du temps à documenter ces moments de joie ou de larmes, de massacres ou d’espoir – plus on s’attache à l’extraordinaire, au moment où tout peut basculer, pour le meilleur comme pour le pire. Le chaos a quelque chose d’attirant. Mon regard sur la photo de guerre change au fur et à mesure des conflits que je couvre. Mais au fond, je pense que c’est ma sensibilité qui change. Continuer à se rendre dans des zones de guerre résulte peut- être d’une démarche philosophique et existentielle pour nous-mêmes, mais aussi pour l’humanité », confie-t-il. Publié en 2021 aux éditions Nuit Noire, en coproduction avec Batt Coop, Territory dévoile au fil des pages des scènes de guerre et de vie dépourvues de couleurs. Défini comme « un ovni, une faille spatiotemporelle », le livre voit le jour suite à une mauvaise manipulation d’un logiciel qui a incité le photographe à inverser le noir et le blanc. « Je travaillais sur l’editing de mon projet sur le Donbass. Après toutes ces années, j’ai décidé de traiter l’intégralité de mes images en noir et blanc au moment de la postproduction. Ce traitement me permettait d’harmoniser le fond et la forme de ce projet au long cours », rapporte l’auteur né en 1991.
Le caractère sensationnel propre aux clichés de guerre s’estompe pour laisser place à une nouvelle identité visuelle où l’irréel s’impose. Un travail différent des commandes pour les grands médias. « Quand on travaille pour la presse, il faut retranscrire le réel – on doit respecter une forme de sémiotique de l’image. C’est un exercice qui demande une rigueur, une justesse et un certain recul sur les scènes photographiées. L’édition permet une tout autre liberté. Avec Territory, le réel est transposé par une vision inhabituelle », précise Rafael Yaghobzadeh. Les années défilent et les expérimentations se poursuivent. En s’éloignant de la documentation du réel, le photoreporter confirme sa créativité sans pour autant dis- simuler son engagement sur de périlleux conflits, comme dans le Haut-Karabakh, région autoproclamée indépendante à la frontière de l’Arménie, où il a été blessé en octobre 2020. « Avec le temps, nous pouvons faire plus attention aux petits détails qui font l’Histoire. On s’adonne moins à l’émotion mais davantage à la suggestion, tout en gardant en tête que rendre compte de scènes de crimes ou de guerre relève d’une responsabilité. On ne peut pas changer la guerre, mais on peut la raconter de différentes manières pour la rendre plus ou moins cruelle », conclut-il avec humilité.