Territory : le chaos côté obscur de Rafael Yaghobzadeh

25 janvier 2024   •  
Écrit par Cassandre Thomas
Territory : le chaos côté obscur de Rafael Yaghobzadeh
© Rafael Yaghobzadeh
© Rafael Yaghobzadeh
© Rafael Yaghobzadeh
© Rafael Yaghobzadeh

Des câbles électriques d’un blanc immaculé scindent la noirceur du ciel. Des personnages aux visages imperceptibles se retrouvent figés dans des paysages ténébreux. Est-ce une vision de l’apocalypse ou d’un futur dystopique ? Des visuels de synthèse ou de réelles photographies ? À travers Territory, Rafael Yaghobzadeh raconte une histoire troublante où l’ambiguïté ne cesse de s’accroître. Un récit qui transperce votre regard et votre cœur. Comme cette image d’escaliers mouchetés de points blancs : « À première vue, je vois une constellation ou des flocons de neige, explique le photographe indépendant, avant de poursuivre : quand on lit la légende, tout devient plus clair. Il s’agit d’impacts d’éclats d’obus sur la maison de la culture à Shchastia, en janvier 2017. Son nom en ukrainien et en russe signifie “joyeux”. En février 2022, quelques jours avant l’invasion russe en Ukraine, j’y suis retourné. Après le 24 février [premier jour de l’offensive, ndlr], c’est l’une des premières localités à être tombée entre les mains de l’armée russe. Elle a basculé dans un trou noir. »

© Rafael Yaghobzadeh

Faille spatiotemporelle

L’atmosphère devient rapidement plus nette et le mystère se dissipe. Alors qu’il documente les multiples crises en Ukraine depuis 2014, Rafael Yaghobzadeh sort des sentiers battus du photojournalisme et propose une audacieuse expérience où de classiques clichés de conflits se transforment en négatifs futuristes. « Plus on passe du temps à documenter ces moments de joie ou de larmes, de massacres ou d’espoir – plus on s’attache à l’extraordinaire, au moment où tout peut basculer, pour le meilleur comme pour le pire. Le chaos a quelque chose d’attirant. Mon regard sur la photo de guerre change au fur et à mesure des conflits que je couvre. Mais au fond, je pense que c’est ma sensibilité qui change. Continuer à se rendre dans des zones de guerre résulte peut- être d’une démarche philosophique et existentielle pour nous-mêmes, mais aussi pour l’humanité », confie-t-il. Publié en 2021 aux éditions Nuit Noire, en coproduction avec Batt Coop, Territory dévoile au fil des pages des scènes de guerre et de vie dépourvues de couleurs. Défini comme « un ovni, une faille spatiotemporelle », le livre voit le jour suite à une mauvaise manipulation d’un logiciel qui a incité le photographe à inverser le noir et le blanc. « Je travaillais sur l’editing de mon projet sur le Donbass. Après toutes ces années, j’ai décidé de traiter l’intégralité de mes images en noir et blanc au moment de la postproduction. Ce traitement me permettait d’harmoniser le fond et la forme de ce projet au long cours », rapporte l’auteur né en 1991.

Le caractère sensationnel propre aux clichés de guerre s’estompe pour laisser place à une nouvelle identité visuelle où l’irréel s’impose. Un travail différent des commandes pour les grands médias. « Quand on travaille pour la presse, il faut retranscrire le réel – on doit respecter une forme de sémiotique de l’image. C’est un exercice qui demande une rigueur, une justesse et un certain recul sur les scènes photographiées. L’édition permet une tout autre liberté. Avec Territory, le réel est transposé par une vision inhabituelle », précise Rafael Yaghobzadeh. Les années défilent et les expérimentations se poursuivent. En s’éloignant de la documentation du réel, le photoreporter confirme sa créativité sans pour autant dis- simuler son engagement sur de périlleux conflits, comme dans le Haut-Karabakh, région autoproclamée indépendante à la frontière de l’Arménie, où il a été blessé en octobre 2020. « Avec le temps, nous pouvons faire plus attention aux petits détails qui font l’Histoire. On s’adonne moins à l’émotion mais davantage à la suggestion, tout en gardant en tête que rendre compte de scènes de crimes ou de guerre relève d’une responsabilité. On ne peut pas changer la guerre, mais on peut la raconter de différentes manières pour la rendre plus ou moins cruelle », conclut-il avec humilité.

© Rafael Yaghobzadeh
© Rafael Yaghobzadeh
© Rafael Yaghobzadeh
© Rafael Yaghobzadeh
© Rafael Yaghobzadeh
À lire aussi
Focus #40 : Guillaume Herbaut raconte la résistance ukrainienne
Focus #40 : Guillaume Herbaut raconte la résistance ukrainienne
C’est l’heure du rendez-vous Focus de la semaine ! Aujourd’hui, Guillaume Herbaut revient sur Ukraine, terre désirée, un ouvrage…
01 mars 2023   •  
Écrit par Lou Tsatsas
Fisheye #63 : des combats et des résistances
© Thaddé Comar
Fisheye #63 : des combats et des résistances
Le dernier numéro de Fisheye est disponible dans les kiosques et sur le store, avec une thématique d’actualité : penser la guerre…
03 janvier 2024   •  
Écrit par Fisheye Magazine
Pleins feux sur les hors-champ
© Alexis Cordesse
Pleins feux sur les hors-champ
Trois photographes contemporains – Émeric Lhuisset, Alexis Cordesse et Michel Slomka – ont fait le choix d’autres manières de raconter…
18 janvier 2024   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Explorez
Eleana Konstantellos : faire vrai pour voir le faux
Chupacabras © Eleana Konstantellos
Eleana Konstantellos : faire vrai pour voir le faux
Eleana Konstantellos développe, depuis 2019, de nombreux projets photographiques mêlant mise en scène et recherche...
19 novembre 2024   •  
Écrit par Hugo Mangin
La sélection Instagram #481 : par ici la monnaie
© Suzy Holak / Instagram
La sélection Instagram #481 : par ici la monnaie
Est-ce un vice de vouloir posséder de l’argent et des biens ? Bijoux ou billets de banque, tout élément tape-à-l’œil attire le regard des...
19 novembre 2024   •  
Écrit par Marie Baranger
Les images de la semaine du 11.11.24 au 17.11.24 : la politique dans le viseur
L’ancien président Donald Trump avec ses fils, des membres du parti et des supporter·ices lors de la convention nationale républicaine à Milwaukee, dans le Wisconsin, le 15 juillet 2024 © Joseph Rushmore.
Les images de la semaine du 11.11.24 au 17.11.24 : la politique dans le viseur
C’est l’heure du récap ! La politique et les questions sociétales sont au cœur de cette nouvelle semaine de novembre.
17 novembre 2024   •  
Écrit par Marie Baranger
Baptiste Rabichon, en équilibre entre réel et virtuel
© Baptiste Rabichon
Baptiste Rabichon, en équilibre entre réel et virtuel
Jusqu’au 30 novembre, la Galerie Binome à Paris accueille l’exposition Dis-moi les détours de Baptiste Rabichon. En se servant de divers...
15 novembre 2024   •  
Écrit par Costanza Spina
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Elie Monferier : visible à la foi
© Elie Monferier
Elie Monferier : visible à la foi
À travers Sanctuaire – troisième chapitre d’un projet au long cours – Elie Monferier révèle, dans un noir et blanc pictorialiste...
Il y a 4 heures   •  
Écrit par Lou Tsatsas
Visions d'Amérique latine : la séance de rattrapage Focus !
© Alex Turner
Visions d’Amérique latine : la séance de rattrapage Focus !
Des luttes engagées des catcheuses mexicaines aux cicatrices de l’impérialisme au Guatemala en passant par une folle chronique de...
20 novembre 2024   •  
Écrit par Fisheye Magazine
Richard Pak tire le portrait de l’île Tristan da Cunha
© Richard Pak
Richard Pak tire le portrait de l’île Tristan da Cunha
Avec Les îles du désir, Richard Pak pose son regard sur l’espace insulaire. La galerie Le Château d’Eau, à Toulouse accueille, jusqu’au 5...
20 novembre 2024   •  
Écrit par Costanza Spina
Eimear Lynch s'immisce dans les préparatifs de soirées entre adolescentes 
© Eimear Lynch
Eimear Lynch s’immisce dans les préparatifs de soirées entre adolescentes 
Dans le souvenir de bons moments de son adolescence, Eimear Lynch, aujourd’hui âgée de 29 ans, a imaginé Girls’ Night. Au fil des pages...
19 novembre 2024   •  
Écrit par Apolline Coëffet