Livre magistral de Tony Dočekal, The Color of Money and Trees aborde les marginalités américaines. Entre le Minnesota et la Californie, la photographe hollandaise capture ainsi les existences souvent brisées par le grand torrent du mythe américain. Projet classique en apparence, l’ouvrage réussit le tour de force de renseigner les rêves échoués tout en leur restituant leurs formidables désirs de mouvement.
« Lorsque j’étais bénévole [aux USA] auprès des sans-abri pendant la pandémie, je me rendais dans la nature pour me changer les idées. J’écrivais, je prenais des photos et je m’asseyais avec les histoires que j’avais entendues. À mon retour en ville, lors d’un événement très fréquenté à New York, un inconnu m’a demandé quelle était ma couleur préférée. J’ai répondu vert, en pensant aux arbres. Il m’a répondu : “Ah ! la couleur de l’argent !” Cela m’a marqué : le passage de quelque chose de calme et d’ancré à quelque chose de bruyant et de transactionnel. Cela ressemblait au contraste que j’explorais dans mon travail : la nature contre l’ambition, l’épanouissement contre le mouvement perpétuel », explique Tony Dočekal. Petite fille, elle est déjà fascinée par le séjour de ces parents en Arizona, leurs photographies d’alors lui laissant l’impression d’un « pays magique avec des couchers de soleil sans fin, de grands rêves et des possibilités illimitées ». Mais la photographe se confronte vite à l’ambivalence du mythe. « Ce pays de rêve s’est heurté à une réalité beaucoup plus dure. Le projet est devenu un moyen d’explorer cette tension : la promesse de liberté et d’opportunités que nous associons à certains lieux, et la réalité de la vie dans ces lieux. Plus généralement, mon travail explore les thèmes de la marginalisation et les complexités de l’identité. Dans l’Ouest américain, j’ai rencontré des gens qui naviguaient dans leur vie et cherchaient leur place dans le monde, tout comme moi », précise-t-elle.
Laisser les histoires émerger
A Skidrow, en plein cœur de Los Angeles, à quelques blocs seulement du stade des Lakers et du quartier d’affaires, Tony Dočekal croise un homme habillé d’une opulente robe rose. « C’est tout ce que je pouvais transporter sur moi, ma tente a été volée », explique-t-il à la photographe. Le cliché – A Chad on Skidrow – remporte un prix, le Zilveren Camera dans la catégorie « portrait », en 2021. L’homme est souriant. Le soleil de Californie renforce les couleurs, nourrit le contraste. Derrière lui, à même le bitume, sont posées les tentes d’une des concentrations de SDF les plus importantes des États-Unis. « Mon travail est centré sur le fait d’observer les gens et les espaces qu’ils habitent, de laisser les histoires émerger naturellement au lieu d’imposer un récit », souligne la photographe.
Or, ces histoires individuelles qu’elle croque à l’analogique – médium pour les scènes posées, ou 35 mm sur le vif – sont de celles qui hantent aujourd’hui l’ouest mythique. On y devine la multitude des vies fractionnées : Eva et sa voiture où elle dort chaque nuit, faute de mieux, Brian, ce vétéran désaxé et son chien, mais surtout la lumineuse Lyric, jeune fille vivant dans un bus scolaire retapé par sa famille.
Représenter la marginalité
Chaque page du livre semble ainsi marquée par une apocalypse invisible. Sociale, économique ou existentielle, elle a contraint à l’exil ou au départ. « Off-grid », dit-on alors pour qualifier ce grand voyage sans retour qui n’est pourtant pas, parfois, imperméable à la joie – une joie désespérée. « À un moment donné, j’ai pensé que j’étais quelqu’un. Mais je me suis complètement sorti de la société. J’ai décidé que j’allais être heureux », dira Paul, un des sujets pris en photo. Parfois, l’image est aussi ironique qu’effrayante, comme ces trois mots « peace, love, violence », saisis sur une devanture. La pauvreté et la marginalité y apparaissent comme un mouvement perpétuel et imposé. « Les gens sont poussés à bout, physiquement et socialement, par des systèmes qu’ils ne peuvent pas contrôler. Souvent, il ne s’agit pas d’un nomadisme par choix, qui est romancé, mais d’une stratégie de survie contrainte par les circonstances », constate la photographe. Son œuvre est de restituer par l’appareil une forme d’éternité, une immobilité – celle des sujets comme des clichés – nécessaire à la vie. « Se faire photographier, ou même simplement parler, ressemblait à un moment de reconnaissance – connecter une personne à une autre sans jugement. Pour moi, il s’agissait de créer un espace où l’humanité pouvait s’exprimer sans imposer mon propre point de vue. Dans mon livre The Color of Money and Trees, les entrées de mon journal intime et les citations des personnes que j’ai rencontrées jouent aussi ce rôle. Elles ajoutent un rythme poétique et un espace d’interprétation à la séquence de photographies », conclut-elle.