Fisheye : Pour commencer, peux-tu nous présenter ton équipe ?
Nick Johnson : Nous sommes cinq trentenaires. Gabe Zimmer et moi sommes les photographes du projet. Tim Reitzes, Ian Manheimer and Corey Mintz ont mené les entretiens. La plupart du temps, on se répartissait le travail et deux ou trois d’entre nous allaient ensemble dans une pizzeria. Le travail d’équipe a été essentiel à la réussite du projet et à la publication d’un livre (ndlr : financé par une collecte de fonds en ligne). Malheureusement on ne peut pas s’y consacrer à plein temps. Presque toutes les photos sont prises après le boulot ou pendant le week-end. Gabe et moi sommes à la tête d’une agence de création. Quand nos clients nous agacent, on bosse le projet.
Comment est né ce projet ?
L’idée est venue de notre fascination à tous pour les pizzerias où nous mangions étant enfants. Finalement, c’est devenu une analyse des New-Yorkais et du rôle important que ces restaurants jouent dans notre construction culturelle. Quand on a commencé en 2010, je me lançais à peine dans la photo. Je savais à peine comment utiliser mon boîtier mais je venais de passer un été à travailler en tant que retoucheur et archiviste chez Ricky Powell, dont le catalogue capture parfaitement l’esprit de New York dans les années 1980 et 1990. Son travail m’a vraiment incité à acheter mon premier appareil et à documenter les environs. Sa muse était la culture hip-hop, je crois que la mienne est la culture pizza.
Que vouliez-vous montrer à travers ces photos ?
Le projet est divisé en quatre catégories : the makers (en français, “les pizzaioli”), the eaters (en français, “les consommateurs”), the shop (en français, “les pizzerias”) et the block (en français, le quartier). On s’est dit que ces parties englobaient totalement l’expérience de la pizzeria, de la devanture à la personne qui sert les parts derrière le comptoir. On voulait que le lecteur, où qu’il soit dans le monde, ressente l’énergie singulière de ces lieux. Surtout, nous voulions documenter quelque chose que nous aimons afin de le préserver. Étant donné la vitesse à laquelle la ville de New York change, il pourrait ne plus y avoir ces pizzerias dans 50 ans.
The Pizza Project est un travail sociologique sur New York. Quand vous avez commencé à travailler sur le sujet, pensais-tu que cela prendrait cette profondeur ?
On a commencé avec la vague idée de photographier l’intérieur des pizzerias de la ville. On était amoureux de cette expérience nostalgique. Pendant nos deux premières visites, on s’est d’abord concentrés sur les panneaux lumineux et les banquettes oranges. Après plusieurs mois, alors qu’on retranscrivait les entretiens, on a réalisé qu’on touchait à quelque chose de plus grand et qu’une narration émergeait.
Comment avez-vous choisi les pizzerias à photographier ?
Il y en a tellement à New York qu’on a voulu se concentrer sur un quartier à la fois. On cherchait les meilleurs pizzerias du coin et on parlait aux locaux dans l’espoir de trouver les restaus les plus authentiques. Bien sûr, on savait depuis le début qu’on devait aussi visiter les pizzerias célèbres mais la plupart du temps on tombait dessus par hasard. J’adorais ces moments-là.
Est-ce que cela a pris du temps pour que les consommateurs et les pizzaioli vous fassent confiance ?
Comme souvent à New York, la plupart de nos conversations étaient assez froides au début, en particulier avec les pizzaioli. Ils étaient sceptiques. Ils n’étaient pas habitués à ce que des gens viennent dans leur pizzeria pour poser des questions et prendre des photos. Quelques minutes plus tard, ils nous donnaient bien trop à manger et nous montraient leurs albums de famille. Avec les clients, c’était bien plus simple. Souvent, on approchait quelqu’un qui mangeait une part de pizza, seul, et il était heureux de nous parler. Je crois qu’on les attrapait au bon moment.
Quelle question leur posiez-vous pour lancer la discussion ?
La plupart du temps, on commençait par parler de pizzas et on finissait par dériver sur des choses complètement différentes. Le sujet de la pizza servait de catalyseur à d’incroyables conversations sur les traditions familiales et la gentrification. C’était une jolie progression. C’est très poétique de parler en travaillant la pâte à pizza ou en se fourrant une part dans la bouche.
Vous dédiez ce livre aux propriétaires de pizzerias : qu’en ont-ils pensé ?
Les réactions des pizzaioli et des consommateurs ont été géniales. Ils ont presque tous un exemplaire dans leur magasin et le montrent aux clients. On a développé des relations qui ont du sens avec un grand nombre de propriétaires dont le soutien comptait beaucoup pour nous. Ils amènent des tourtes à nos événements et parlent de nous sur leurs réseaux sociaux. Surtout, ils nous traitent comme des membres de leur famille quand on franchit la porte de leur pizzeria. Le plus joli compliment que j’ai entendu était lorsque que je suis entré chez Phil Pizza à West Village et que les propriétaires se sont exclamés : “Oh ! Nick est là !“
Quel est ton portrait préféré dans le livre ?
C’est une question très difficile. Principalement parce que j’ai tissé un lien avec beaucoup de personnages du livre. Si j’avais à choisir, je dirais cette photo de Lorenzo, un pizzaiolo de New Town Pizza dans l’Upper West Side. Quand j’étais petit, il servait à mes amis et moi des parts de pizza tous les soirs après l’école. Cet endroit était notre seconde maison. On entrait en criant, on était turbulents et ils nous servaient avec le sourire une part à 1,25$. Peu importe à quel point on était bruyant et insupportable, il nous laissait trainer là tous les jours et nous offrait un refuge.
Des années plus tard, j’ai pu y retourner et m’entretenir avec lui. Sa citation, présente dans le livre, résonne en moi : « Tu dois faire attention à ton argent quand tu le dépenses pour acheter des vêtements. Mais quand tu manges, n’y paye pas attention. Quand je vais au restau avec ma femme et mon fils, je ne pense pas à l’argent. Je prends ce que je veux et quand l’addition arrive, hé bien, c’est ainsi. C’est essentiel de manger avec plaisir. » Quelques mois plus tard, New Town Pizza a fermé. Ils n’avaient plus les moyens de louer le fond de commerce. À la place, un grand magasin s’est installé. Lorenzo et son portrait évoquent non seulement mon enfance et mon quartier mais me rappellent aussi qu’on doit soutenir et protéger les petits commerces de New York. Un grand magasin n’est pas un endroit pour un ado chahuteur.
Après tant d’années, tu aimes toujours la pizza ?
Je ne l’ai jamais autant aimée.
Votre projet est encore en cours, en avez-vous commencé d’autres ?
Notre plan, pour le moment, est de concentrer notre énergie sur The Pizza Project, de continuer à développer notre catalogue et nos recherches. On aimerait que ça devienne un documentaire. On verra comment les choses avancent. Ça nous a pris cinq ans pour en arriver là, on peut encore y passer cinq de plus !
Propos recueillis par Hélène Rocco