L’artiste italienne Alessandra Leta construit une fiction en fragments, qui prend pour contexte une usine imaginaire de pièces détachées dans l’Europe centrale des années 1960. Avec ce projet entamé en 2022, cette passionnée d’archives, d’archéologie et de sociologie tente de réintégrer le passé dans le présent.
Alessandra Leta plante d’emblée le décor de The Unmovable Mover (en français, « Le moteur inamovible »). « Une petite entreprise industrielle, gérée par une famille, florissante pendant des décennies jusqu’à ce qu’un terrible incendie criminel réduise les installations en cendres et oblige l’entreprise à fermer ses portes. De l’incendie criminel, on a récupéré une boîte de photographies qui, des années plus tard, s’est retrouvée dans un magasin d’antiquités suisse, où je l’ai achetée. » En réalité, rien de tout cela n’est vrai, mais pourrait l’être tant le récit et les images qui le composent semblent former un ensemble cohérent. Il y a quelques temps de cela, Alessandra Leta fait la découverte d’une photographie chez un antiquaire suisse, celle d’un homme en costume assis derrière une chaise – un cliché qu’elle rendra flou, et qui deviendra le point de départ de sa série. Puis, chez ce même antiquaire, la jeune artiste en trouve une autre, puis une autre, et encore une. « Certaines d’entre elles semblaient provenir du même endroit ou du même photographe. Même si j’étais consciente que ce n’était pas le cas, j’ai commencé à m‘en convaincre. J’avais inventé tout un scénario autour de ces images, dont j’ignorais la provenance », explique-t-elle.
Émergent alors de ce travail un ensemble de personnages – un directeur d’entreprise, des ouvrier·es… L’usine lui apparaît comme le lieu privilégié qui permettrait de réinterpréter les liens et les connexions entre les différents personnages présents dans ce type d’environnement industriel. Travaillant à l’époque, à côté de ses études, dans un magasin de meubles qui disposait également d’un laboratoire de menuiserie, Alessandra Leta construit des mises en scène à partir de pièces détachées et de morceaux de métal qu’elle y trouve. Le propos de The Unmovable Mover se fixe alors de façon logique autour d’un questionnement central, celui de la dynamique de pouvoir au sein de l’usine.
Le capitalisme nous déconnecte
Le « moteur inamovible », qui fait l’objet du titre de son travail, fait référence à la source première et immuable qui anime toute chose, sans pour autant évoluer elle-même. Ici, cette source du mouvement est la structure hiérarchique de l’usine. « Mon titre établit ainsi un parallèle avec le capital en tant que force motrice qui alimente et propulse divers éléments au sein de la société, tout en n’étant pas intrinsèquement affecté par les fluctuations qu’il génère », explique-t-elle.
Autrement dit, les usines du 20e siècle ont joué un rôle considérable dans le changement du monde, puisqu’elles ont participé à l’urbanisation, à la migration, ou encore au fait que la classe ouvrière se soit progressivement séparée en plusieurs identités distinctes. « Ce qui m’intéressait, c’était le paysage culturel autour des usines, de l’architecture à la dynamique sociale au sein des communautés de production, et la manière dont il reflète l’impact sociétal plus large du système capitaliste », résume-t-elle. Le capital déconnecte la direction des ouvrier·es, de même que les êtres humains des produits finis au sein de l’usine.
Le vrai et le faux de l’histoire
Intervenant directement sur les images, Alessandra Leta les agrandit, les coupe ou les modifie numériquement. D’autres photos, mises en scène par la photographe, viennent compléter cette série de manière à créer de toutes pièces un récit cohérent, vraisemblable. D’une manière profondément originale, elle rend compte de la capacité de l’image à raconter une histoire et se faire passer pour Histoire ; du pouvoir que possède un·e créateurice visuelle pour créer de toutes pièces un récit cohérent, pour combler les lacunes des clichés, pour mettre en avant certains détails ou en dissimuler, comme le fait la photographe elle-même à travers ce travail. En cela, cette œuvre vient l’inscrire dans une lignée d’artistes qui explorent l’art de la contrefaçon, du « vrai faux », à l’image de Joan Fontcuberta ou Christian Patterson. Mettre en cause l’idée d’une vérité absolue, unique : ainsi se donne à interpréter le propos derrière The Unmovable Mover.
Si tout est fictif, pour autant, l’histoire que développe Alessandra Leta n’est pas narrative. Car son propos est justement de remettre en question notre capacité à reconstruire un récit fiable du passé. « Les photographies trouvées sont proposées ici comme point de convergence pour que la réalité et la fiction soient activées et réinterprétées dans de multiples directions, éclaircit-elle. De cette manière, d’autres réflexions qui mettent la série en mouvement sont la malléabilité de notre mémoire, la façon dont les notions d’authenticité peuvent changer, et la sincérité de la représentation photographique en fin de compte. » La première image de la série, une photo d’un modèle en carton d’une usine idéalisée que l’artiste italienne a construite spécialement pour ce travail, résume à merveille ce propos. Comme outils privilégiés pour imposer des points d’interrogation à nos esprits, Alessandra Leta fait jouer la spéculation avec l’incertitude dans ses images. « Ce qui m’intéresse toujours, c’est ce flou qui relie le réel, le faux et l’imaginaire au sein d’une image et la manière dont celle-ci est collectée, diffusée et perçue », révèle-t-elle. Creuser le mystère des énigmes constitue de toute évidence, chez Alessandra Leta, une entreprise réussie.