Nouveau volet de Percevoir, série lancée par les éditions De La Martinière, l’opus de Thomas Sauvin nous plonge dans sa collection grandiose d’images anonymes. Au fil des pages – et au rythme des mots de l’écrivain François Durif – l’archiviste et artiste nous invite à découvrir un nouveau visage de Pékin, tout en nous interrogeant avec humour et intelligence sur la vie des images… et celle d’après. Entretien.
Fisheye : Qui es-tu, Thomas Sauvin ?
Thomas Sauvin : Je suis un collectionneur et artiste français. J’ai passé douze ans de ma vie à Pékin où j’ai commencé un important projet d’archives, composé d’images vernaculaires, anonymes, qui ont été négligées, abandonnées. Ces photos, je les ai trouvées dans des déchetteries, achetées à peu de frais sur internet ou dans des marchés d’antiquités. Si j’ai coutume de dire que je suis installé entre Paris et Pékin, le Covid m’a empêché d’y retourner depuis deux ans et demi, et j’habite donc principalement dans la capitale française.
Peux-tu nous parler de ton processus créatif ?
Il s’agit d’un processus long, chronophage, organique, au cours duquel je porte plusieurs casquettes. La première est celle du collectionneur. Je me positionne comme un « sauveteur d’images ». Car pour me les approprier, je dois avoir le sentiment de les adopter, que sans mon intervention, elles seraient abandonnées et n’existeraient plus aujourd’hui. C’est cette position qui me donne la liberté dont j’ai besoin pour porter ma seconde casquette – celle de l’éditeur, puisque le livre photo est au cœur de ma pratique.
En douze ans, j’ai collecté plus d’un million de photos, mais cette vaste archive n’a pas d’importance si elle ne voyage pas. J’entends donc la diffuser. Je suis très attaché à la physicalité : je ne collectionne que de l’analogue, de l’argentique, des albums, des archives, des enveloppes, des négatifs… Ce n’est qu’après avoir pris le temps de les observer que des choses émergent, organiquement, et qu’un objet, un thème, un angle, une idée émergent pour produire une publication… Et quel meilleur moyen – pour s’assurer que ces images vivent à nouveau – que de les publier en plusieurs milliers d’exemplaires ?
à g. Culturisme, à d. Collection Beijing Silvermine, film #12657, négatif #11
Comment as-tu commencé à collecter ces images ?
C’est une longue histoire… En mai 2009 j’ai fait la rencontre d’un homme qui travaille au 5e périphérique nord de Pékin. Il était spécialisé dans le recyclage de déchets qui contiennent du nitrate d’argent. Je me suis entendu avec lui pour racheter ses négatifs au kilo avant qu’il les détruise.
Je shop aussi énormément sur internet. Pas des négatifs, cette fois, mais des cartes postales, des archives, des albums familiaux et d’autres qui traitent d’une multitude de thèmes surprenants. J’ai longtemps travaillé avec quelqu’un qui numérisait tous ces clichés. Une grande majorité de l’archive est donc digitale, et c’est avec cette base que je travaille. Je l’observe de manière passive, contemplative, et puis un beau jour, un angle me pousse à réunir des images qui ont lieu de cohabiter.
Te considères-tu davantage comme un artiste ou un archiviste ?
La réalisation d’un livre tel que Percevoir relève totalement de l’art, dans la liberté avec laquelle j’utilise ces images, les associations que je crée, les absences de contextualisation, le non-respect de l’écrin… Il s’agit – et je le dis sans le moindre mépris ! – d’une matière première que je remodèle pour tenter de raconter un nouveau récit qui dépasse totalement celui qui était conté initialement. C’est donc une pratique artistique sans l’ombre d’un doute.
Peux-tu d’ailleurs m’expliquer le concept derrière Percevoir ?
Il s’agit d’une série de douze ouvrages publiée par les éditions La Martinière sous la direction de Simon Baker. Le format est imposé, pensé, designé et exécuté par la graphiste parisienne Joanna Starck. 75 pages sont confiées à un artiste-photographe, et les autres à un auteur, qui rédige un texte chargé d’accompagner les images sans les traiter directement. Celui-ci doit vivre de manière indépendante, mais pertinente à côté des photos.
Huang Shuying, acrobate chinoise, tirage d’époque
Qui as-tu choisi pour accompagner ta collection d’archives ?
J’ai pensé à l’écrivain François Durif, qui a récemment publié un livre aux éditions Verticales, appelé Vide Sanitaire. Dans celui-ci, il revient sur une expérience atypique qu’il a vécu entre 2005 et 2008, lorsqu’il était croque-mort dans une entreprise de pompes funèbres appelée L’autre rive. J’ai vu, entre son expérience et la mienne, un certain nombre de parallèles : le rapport aux parfaits inconnus, le fait de les rencontrer lorsqu’ils se sont éteints, le lien créé à ce qui n’est plus, ou qu’on ne connaîtra jamais. L’envie de prendre soin de ces choses, ces personnes, face à cette habitude qu’on a de les ranger au fond d’un tiroir.
Comment as-tu pensé la mise en page ?
Avec Joanna Starck, nous avons réuni toutes les images que j’ai publiées sous la forme de livre pour démarrer une sélection intuitive. Nous avons voulu nous éloigner de ma démarche parfois monomaniaque, en faisant coexister négatifs, tirages argentiques, monochromes, couleurs, etc. Et, puisque les images étaient accompagnées d’un texte écrit par un croque-mort, les notions de vie et de mort ont naturellement pris pas mal de place. Le livre débute d’ailleurs par une échographie, et fini par un vieux monsieur décédé dans son cercueil. On traite de l’existence des gens, des humains, mais aussi de celle du médium : les images se détériorent au fur et à mesure, tandis que la pourriture et la chimie altèrent les photos.
On a également souhaité révéler l’archive en tant que lieu physique, en incorporant mon studio. Les caisses dans lesquelles les photos sont stockées, les sacs remplis de clichés récupérés à Pékin… Enfin, l’identité joue un rôle important, notamment ces portraits qui nous accompagnent jusqu’en sur notre lit de mort. Une belle histoire assez complexe en somme !
Dans quel voyage nous emmènes-tu, à travers cette collection ?
Dans un voyage assez intime. Parce qu’avec ces images, je rassemble des centaines de milliers de photos qui proviennent d’autres vies, d’autres familles ordinaires. Mais c’est aussi une aventure liée à ma propre histoire. J’ai visité la Chine pour la première fois en 1999, et j’ai décidé d’y emménager en 2003, pour ne repartir qu’en 2015. Durant ce laps de temps, j’ai pu commencer à collecter des clichés de Chinois ordinaires datant du milieu des années 1980 au début des années 2000. Cela m’a permis de découvrir Pékin et ses habitants – des lieux et gens auxquels je suis profondément attaché. J’ai pu m’immerger dans les années qui précèdent ma première venue. Ce choix n’est donc pas innocent : c’était cette ville qui m’intéressait.
à g. METV, à d. Portrait colorisé à la main
Qu’espères-tu apporter aux lecteurs et lectrices ?
Ce projet permet de montrer un visage très différent de celui qu’on a l’habitude de voir. Lorsque les artistes ou photojournalistes traitent de l’actualité de Pékin, ils développent un rapport passionnel à la ville : ils l’adorent ou la détestent. Souvent, la vision qu’on en donne est erronée. Dans Percevoir, on constate une large place laissée à l’humour, à l’autodérision, à la vie de famille, au bon temps… Tout cela est lié au contexte historique : les réformes d’ouverture de Deng Xiaoping, l’arrivée de l’appareil photo provoquent un certain engouement, une fraicheur, l’arrivée du loisir dans la vie des Chinois… J’espère donc donner à voir un visage authentique et inédit de la Chine. Et par les temps qui courent, il est important de le partager et le faire comprendre.
L’archive intéresse de plus en plus les artistes. Qu’est-ce qui te plaît tant dans ce médium ?
Ce médium m’a toujours fasciné. Quand on parle de photo anonyme, on se dit qu’elle n’a souvent rien à raconter, ou bien simplement sur quelque chose ou quelqu’un dont on ignore tout. Elle reste anecdotique. Mais ce qui est extraordinaire, c’est qu’en quantité importante, elle commence à avoir du sens. Les récits individuels se réunissent et racontent quelque chose d’autre : une mémoire collective, une grande histoire.
Je suis particulièrement attaché à la qualité magique de ce médium. Cette invention soudainement accessible au commun des mortels, ces gens qui ont pu exposer leurs négatifs pendant un 125e de seconde, qui figent un instant qui arrive ensuite dans une décharge. On le récupère, le numérise, le révèle et le on redécouvre. Il devient alors matière à quelque chose d’autre.
En fait, ce que j’aime le plus, c’est intervenir dans la vie de l’image pour lui redonner une place inattendue, qui sort du chemin auquel elle était destinée. J’ai par exemple obtenu un petit tirage au dos duquel était inscrit « photo prise en 1955, colorisée à la main en 1968 ». J’adore savoir qu’elle a existé sous une forme pour devenir quelque chose d’autre treize ans plus tard. Et je préfère la posséder librement à mon tour, pour qu’elle se renouvelle entre mes mains. Pour la projeter dans le futur, plutôt que la « congeler » dans le passé.
à g. Rapport archéologique, Datung, 1984
Quelles sont tes sources d’inspiration ?
J’en ai beaucoup ! Je pense notamment à Archive of Modern Conflict, pour qui j’ai travaillé pendant plusieurs années. Sans eux, je ne pourrai pas faire ce que je fais aujourd’hui. Je suis un humble disciple de leur pratique, de leur façon de collectionner, d’utiliser, de partager et de publier les images.
Joan Fontcuberta m’a également beaucoup influencé, dans la façon dont il se sert des images en prenant soin de brouiller les pistes, dans la liberté qu’il s’octroie pour détourner et piéger.
Enfin, l’artiste français Sébastien Girard – qui est un ami – possède une compréhension du médium, des archives, du livre photo et de sa raison d’être extrêmement riche.
Un dernier mot ?
Je signerai Percevoir à la librairie Actes Sud d’Arles le 6 juillet à 17h ! Pour l’occasion, j’ai préparé des petites photos d’identité chinoises, imprimées sur un papier autocollant brillant, que je distribuerai aux gens présents. Dans le livre se trouve une double page : il s’agit d’un portrait d’une boîte noire dans laquelle je réunis toutes les photos d’identité rassemblées au fil des années. Ces stickers peuvent être collés sur cette page. Ils se fondent à merveille dedans. C’est donc une manière originale de personnaliser sa copie de l’ouvrage !
Percevoir, Thomas Sauvin, Éditions De La Martinière, 20,90 euros, 128 p.
Tiroir #02, studio Silvermine
Image d’ouverture : Huang Shuying, acrobate chinoise, tirage d’époque