« Nous scrutons la zone grise entre le divertissement, la mode et l’art sans autre objectif que celui de l’exploration. Comme des scouts en camp d’été, mais en moins pervertis ! » Cette profession de foi iconoclaste résume bien l’esprit de ToiletPaper, magazine chic et choc créé en 2010, exposé sous forme de palissade photographique dans le Parc des ateliers d’Arles. Le festival sera d’ailleurs habillé aux couleurs acidulées de la publication. Une de leurs images, forcément iconique, a été retenue pour l’affiche. Une rangée de dents parfaites, ultra-blanches sur fond bleu pastel, est attaquée par le bec d’un corbeau. Un cliché fascinant et énigmatique. Des trois photos retenues pour cette édition des Rencontres d’Arles et sélectionnées parmi les œuvres exposées, gageons que celle de ToiletPaper marquera les festivaliers. « Elle correspond bien à l’image totémique qui nous accompagne tout l’été, mais qui ne raconte pas pour autant la programmation », résume Sam Stourdzé, le directeur des Rencontres.
Sens de la formule
Maurizio Cattelan et Pierpaolo Ferrari, à l’initiative de cette publication, ne se laissent pas approcher facilement. Les réponses aux questions adressées par e-mail (seul contact envisageable prévient d’entrée l’attaché de presse) attestent d’un art de ne rien révéler, mais avec un sens certain de la formule, un style très pince-sans-rire. Exemple : « ToiletPaper réunit toutes nos perversions débitées sincèrement à chaque page. Et si ce magazine est notre confessionnal, laissons le public être le prêtre. » Sur une photo qui représente les deux concepteurs du magazine, on donnerait pourtant l’absolution à ces deux quadragénaires au look d’ado prolongé. Le premier, Pierpaolo Ferrari, arbore une casquette de base-ball retournée et un sweat à motif de roses ; le second, Maurizio Cattelan, cultive une apparence plus sage : chemisette bleue et tempes grisonnantes […] Quand on cherche à en savoir plus sur les conditions de leur rencontre, ils expliquent s’être retrouvés « en pleine crise de milieu de vie à s’interroger sur le sens de la vie. Et nous nous sommes accordés sur le fait que ToiletPaper était probablement la meilleure réponse ». Le duo a ensuite été rejoint par Micol Talso, qui occupe la fonction de directrice artistique.
Recyclage d’images
Les auteurs du magazine ne s’en cachent pas : leur inspiration première est le recyclage d’images. D’une certaine manière, l’œil des concepteurs de ToiletPaper semble directement relié à leur appareil digestif. On remarquera tout d’abord que la bouffe est l’un de leurs motifs favoris, avec le corps, le sexe, les animaux […] Plus sérieusement, leur travail s’apparente à une gigantesque opération de digestion. Il s’agit d’ingurgiter des dizaines, voire des centaines d’images vues sur le Web, de couvertures de magazines, de séries de mode, d’extraits de clips ou de séquences de cinéma, d’en tirer la substance pour mieux recomposer de nouveaux clichés. On y décèle alors ici un soupçon de Hitchcock, là un cadrage qui rappelle Guy Bourdin, ailleurs une référence à Robert Mapplethorpe, voire une couleur empruntée à David LaChapelle, à moins que ce ne soit l’inverse… La mise en scène repose invariablement sur quelques ingrédients. D’une image à l’autre, l’accumulation d’éléments succède à des plans resserrés sur une action. La couleur structure toujours fortement l’image, tant par l’usage de fonds monochromes que par le recours à des tons saturés. Une fois ces observations faites, on n’en saura pas plus sur le processus créatif. Pas question par exemple de connaître l’histoire de la photo retenue pour l’affiche. « Une prise de vue de ToiletPaper, c’est comme ouvrir la boîte de Pandore : vous vous retrouvez dans une situation sur laquelle vous avez très peu de contrôle, écrivent-ils à quatre mains. Et donc, tout ce qui se passe sur le plateau de prise de vue doit y rester. »
Il est certain que ce rapport décomplexé aux images, cet art consommé du mélange des genres visuels, le recyclage et la citation ont toute leur place aux Rencontres d’Arles. Depuis des années, le festival envisage toutes les écritures photographiques et flirte régulièrement avec le monde de l’art contemporain. La rencontre semblait donc aller de soi. Surtout, justifie Sam Stourdzé, il y avait sens à exposer ToiletPaper dans cette édition qui présente les images d’un fameux journal « bête et méchant ». « Ils sont les dignes héritiers de l’esprit d’Hara-Kiri », assure le patron des Rencontres. À quoi on objectera que les compositions de Cattelan et Ferrari semblent moins grinçantes que celles du Professeur Choron. « L’époque n’est pas comparable. Certes, dans le contexte de la France des années 1960, réactionnaire et fermée, Hara-Kiri jouait de tous les ressorts de la vulgarité et de la libre expression. Aujourd’hui, où l’on peut publier tout ce que l’on veut, la subversion réside plutôt dans le détournement des codes et la déconstruction des messages », poursuit Sam Stourdzé.
De l’art du commerce
Quoi qu’on pense de cette esthétique séduisante et à consommation rapide, les ToiletPaper ne manquent pas de talent. En bons warholiens pratiquants, ils ont développé un sens certain du commerce et de la promotion de leur travail. Celui-ci est conçu à la manière d’une marque aux multiples déclinaisons. « Depuis le début, nous avons essayé de concevoir un critère esthétique qui peut autant s’appliquer à une fête, une petite amie ou un objet de design. » Pour l’heure, leurs images ont été imprimées sur un nombre incroyable de supports. Assiettes en porcelaine, bougies parfumées, plateaux, théières, draps de bain, tee-shirts, bagues, pendentifs, tables basses, sacs, miroirs, parapluies, savons… sont commercialisés en ligne. Et l’on promet, bien entendu, quelques surprises aux amateurs d’objets qui viendront à Arles…