La photographe russe Marina Shukurova est partie durant deux semaines dans le Grand Nord, près de Mourmansk, pour documenter un mal mystérieux : l’hystérie arctique. Elle signe, avec Meryachenie, un récit hallucinatoire, rempli de mythes et d’étrangeté.
Fisheye : Pourquoi t’es-tu tournée vers la photographie ?
Marina Shukurova : Je suis une personne visuelle et j’ai toujours perçu le monde en image. Je n’ai jamais su dessiner – je ne suis ni assez patiente ni assez persévérante pour cela ! C’est pourquoi j’ai vite noué une profonde « amitié » avec la photographie. J’ai toujours été fascinée par cet instant où l’on appuie sur le déclencheur, c’est comme une brève méditation pour moi.
Comment as-tu l’habitude de travailler ?
Il m’est difficile de décrire mes méthodes de travail. Ancienne photographe commerciale, j’ai un bagage qui m’aide beaucoup, et je maîtrise différentes approches et techniques de postproduction. En revanche, il est important que chaque photographie soit attrayante, peu importe ce qu’elle représente. Ces derniers temps, je me lance dans des projets au long cours, qui mélangent plusieurs informations, niveaux de lecture et types de documents.
Qu’est-ce qui t’a donné envie de réaliser Meryachenie ?
L’idée a germé durant mon premier voyage dans le nord de la Russie. J’avais préparé mon périple en amont, et j’avais cherché des informations sur la région de Mourmansk. Par hasard, j’ai découvert une légende urbaine, à propos d’une mystérieuse maladie, appelée Meryachenie, qui est localisée dans les régions du cercle arctique. Si cette étrange affliction a été étudiée par les scientifiques de l’ère soviétique, leurs découvertes demeurent classifiées. Ces éléments mystérieux m’ont donné envie d’en savoir plus.
Tu t’es toi-même rendue sur ce territoire. Qu’y as-tu fait ?
Je suis partie en expédition pendant deux semaines. J’ai visité des villages de pêcheurs déserts sur les côtes de la mer de Barents et je me suis promenée dans le massif du Lovozero. J’ai rencontré des chamans et étudié les pratiques d’immersion dans un état de transe.
Peux-tu nous en dire plus sur cette étrange pathologie – Meryachenie ?
Les symptômes de la Meryachenie – ou l’hystérie arctique – sont similaires à ceux des transes chamaniques. Cependant, si les chamans sombrent consciemment dans cet été second, les malades, eux, ne peuvent le contrôler.
L’affliction est caractérisée par un état de conscience et une perception de la réalité altérés. Si la personne est toujours capable de réaliser des actions automatiques, celles-ci sont accompagnées d’un « écho » – une imitation des mots et gestes d’autrui non contrôlée – et un « appel » – une envie irrésistible de se diriger vers un endroit spécifique, souvent vers le nord et l’étoile Polaire.
Quelles sont les conséquences de cette pathologie ?
Des habitants de la région m’ont dit que dans certains cas, des villages entiers se déplaçaient vers la toundra. Le second capitaine d’un bateau aurait également sauté du navire, durant une expédition vers le nord. Son équipage n’a pas réussi à le rattraper. Depuis, les bateaux sont tous équipés de camisoles de force.
Que contiennent les documents que tu as inclus dans ta série ?
Comme je l’ai dit, les recherches autour de l’hystérie arctique sont toutes classifiées. Après avoir fait une demande auprès des archives de l’État, j’ai pu accéder à seulement deux documents, qui mentionnent une expédition initiée par Alexander Barchenko (un biologiste et chercheur russe, spécialisé dans les phénomènes anormaux) sans publier ses résultats. J’ai souhaité ajouter ces documents à mes images pour souligner le manque d’informations relatives à ce sujet. J’ai également inclus dans mon projet des archives venues des habitants de la région.
On retrouve une dichotomie entre ombres et lumière dans ta série, pourquoi ?
L’ombre et la lumière sont une métaphore des altérations entre le conscient et l’inconscient. L’utilisation du flash permet de révéler les objets dans la nuit, de les exposer brutalement. Ces détails collent à mon travail, qui traite d’une certaine forme d’hystérie. On peut bien sûr faire le parallèle avec les images de Jean-Martin Charcot (neurologue française et professeur d’anatomie pathologique. Il étudie, dans les années 1870, l’hypnose et l’hystérie et reconnaît l’authenticité de cette affliction, NDLR).
La lumière crue du flash donne aussi à tes images une dimension surréaliste…
Il faut bien comprendre qu’en dépit des recherches menées durant l’ère soviétique, l’hystérie arctique n’est pas reconnue officiellement. Les habitants des petits villages du territoire parlent de cette maladie et se transmettent un savoir qui s’apparente au mythe. Les similarités avec les pratiques chamaniques donnent à la pathologie une dimension mystique – que je souhaitais mettre en avant dans mon travail.
Qui est ton modèle ?
Les portraits de cette série sont en fait des autoportraits. Je les ai tous réalisés durant mon séjour là-bas… Qui sait, peut-être suis-je moi-même tombée malade ?
© Marina Shukurova