Changeantes et remplies d’histoire, les villes sont le reflet des soubresauts sociaux de notre siècle. Alors que la crise climatique, la guerre, la misère sociale frappent nos habitats urbains, Urbi & Orbi 2023 s’ouvre sur une exposition collective au thème brûlant : Ville habitée. Le titre de la biennale, pensé par les curateurices de La Salle d’Attente, est une invitation à penser les défis d’avenir de nos environnements à travers le regard de huit photographes. Chacun·e arpente la ville selon l’expérience qu’il ou elle a fait de ses mutations. Ces multiples métamorphoses collectives, à la fois historiques et sociales, participent à la « fabrique urbaine ». Chaque artiste dévoile son rapport charnel aux rues, aux immeubles, aux fleuves, aux couleurs… Car habiter, c’est ressentir en soi les énergies d’un lieu – y compris dans les recoins les plus sombres. Camille Gharbi aborde ainsi la question du relogement : comment quitter un lieu où l’on a vécu, aimé, pleuré, comment penser l’avenir ? L’ukrainienne Sasha Anisimova et le couple d’artistes syrien Bissane Al Charif et Mohamad Omran traitent de l’horreur de la guerre et de la destruction qui s’en suit, tandis que Mathieu Pernot nous présente une barre d’immeubles en démolition. SMITH adopte une approche expérimentale, en proposant une balade avec une caméra thermique dans Paris, recensant les endroits où le vivant produit le plus d’énergie. Beaucoup d’autres noms composent Urbi & Orbi 2023, tous tissant avec la ville un lien historique, mais aussi sensible. Ces images sont des traces, des témoignages, des souvenirs éphémères, mais révélateurs. Toutes expriment l’urgence de bâtir en commun et de participer à la « fabrique urbaine », d’autant plus en zone de guerre, là où le paysage intérieur et extérieur des habitant·es est tout à reconstruire.
© Mohamad Omran et Bissane Al Charif
Quand la photographie raconte la ville en guerre et ses transformations
La ville en guerre est un concept tellement éloigné de notre confort occidental qu’on en garde presque une image de presque jeu vidéo. Certain·es ont perdu toute sensibilité face à l’avalanche d’images voyeuristes proposées par les médias, tandis que d’autres pensent tout simplement que ces photographies ne sont pas réelles. « Nos villes sont en ruine, leurs habitants meurent. Je sais que c’est difficile de prendre conscience de ce qu’il se passe dans un autre pays à travers des photographies, et c’est peut-être pour cela que beaucoup de gens pensent que certaines informations sont fausses » témoigne l’artiste ukrainienne Sasha Anisimova. Comme dans un rêve de normalité perdue, la photographe et illustratrice trace des dessins sur ses images. Ils représentent les activités du quotidien que les Ukrainien·nes ne connaissent plus. « J’ai utilisé des photographies de Kharkiv en ruine comme arrière-plan à mes illustrations ; elles dépeignent des activités banales de la vie quotidienne comme boire un café, promener le chien, prendre une douche, faire de la gym ou du yoga, toutes nos routines de chaque jour ». Ces photographies permettent aussi d’envisager une ville en reconstruction. La photographe ne veut pas immortaliser des fantômes. « Les Russes nous ont volé nos vies, mais ils ne peuvent nous voler notre énergie », déclare-t-elle.
Les vidéastes Mohamad Omran et Bissane Al Charif quant à eux, racontent la destruction des villes syriennes à travers la vidéo Missing Sky, tournée en 2014. A l’époque, les deux pensaient que ce moment de violence inouïe allait être temporaire. « Neuf ans après la réalisation du film, nous sommes toujours bloqués à ce stade, assistant de loin à la destruction de nos villes, comme si le temps s’était arrêté à l’instant de dévastation » expliquent-ils. « Dans ce film de stop motion, nous essayons de présenter la destruction de manière symbolique et de rendre l’intensité de la violence vécue en Syrie en moins de trois minutes. » Les récits de ces photographes veulent nous plonger dans le concret de l’expérience du deuil de son habitat de vie, une thématique qui parcourt tel un fil rouge toute la biennale Urbi & Orbi 2023. Ils sont là pour nous réveiller de la torpeur qui parfois nous saisit et qui nous fait penser la guerre comme une expérience lointaine, et nos villes et nos logements comme acquis. Pourtant, y compris en France, nous assistons à la précarisation des lieux de vie. Ainsi, de façon subtile, telle une piqûre de rappel étrange et percutante, les images d’Ukraine et de Syrie résonnent avec celles des HLM détruits immortalisés par Matthieu Pernot. Certes, ce n’est pas la guerre, loin de là. Mais il s’agit tout de même du symbole d’une misère invisible, à laquelle, petit à petit et irrémédiablement, nos yeux s’habituent.
© Camille Gharbi
© Vincent Roger
© Sasha Anisimova
© Vincent Gouriou
Image d’ouverture : © Mohamad Omran et Bissane Al Charif