Avec 22 Days in Between, Salih Basheer s’est construit un petit ouvrage extrêmement touchant en hommage à ses parents décédés. À partir de ses quelques souvenirs, des histoires racontées par ses frères et sœurs, d’images d’album de famille et de productions récentes, l’artiste soudanais amorce son deuil.
« Le titre fait référence aux vingt-deux jours qui se sont écoulés entre la mort de mon père et celle de ma mère, décédée d’une maladie. Dix-sept jours plus tard, mon père rentrait chez lui et un incident s’est produit. Sur le chemin du retour, il a tenté de régler une bagarre entre deux groupes de personnes. Par accident, il a reçu un coup de bâton sur la tête. Il est décédé après cinq jours d’hospitalisation », confie Salih Basheer. Quand l’artiste fait l’expérience successive et traumatique de la mort de ses deux parents, il n’a que trois ans. Devenu·es orphelin·es, ses deux sœurs, son frère et lui sont contraints de vivre séparément. Entsar – sa sœur ainée déjà mariée – accueille son autre sœur Asma, tandis que son frère Sharif, sa sœur Asia et lui sont recueilli·es chez leurs grands-parents. Le plus jeune de la fratrie, il est donc celui qui possède le moins de souvenirs de ses parents. 22 Days in Between a alors vu le jour de ce besoin viscéral de restauration de la mémoire et de renouement avec ses fantômes.
Originaire d’Omdurman au Soudan et ayant déménagé au Caire en 2013, Salih Basheer a d’abord obtenu une licence en géographie à l’université du Caire en 2017 avant de recevoir son diplôme en photojournalisme au Danemark en 2019. Aujourd’hui, l’artiste perçoit dans le médium une manière de s’exprimer pleinement à travers un langage visuel personnel, et de se connecter à son intériorité. « J’ai longtemps évité de faire face à mon traumatisme et cela a été difficile psychologiquement, je n’avais jamais parlé de mon histoire avant ce projet. Cela a été encore plus compliqué lorsque j’ai décidé d’entreprendre le voyage pour ce projet, car cela signifiait que je devais faire face à mes blessures afin de pouvoir en guérir. » Ayant entamé ce projet en solitaire, il a ensuite été soutenu par son mentor Søren Pagter, responsable des programmes de photojournalisme à l’École danoise des médias et du journalisme, pour la création de la maquette du livre.
© Salih Basheer
Un petit ouvrage pour de grandes blessures
Mesurant 11,5 cm de largeur et 16 cm de hauteur, l’ouvrage de Salih Basheer entend s’apparenter à un carnet de bord, un passeport, quelque chose d’aisément transportable qui le rattacherait à son identité. « Le format du livre a une double signification. Ce travail étant très personnel j’ai souhaité privilégier un petit format, une sorte de journal intime où l’on écrirait ses pensées très personnelles. Cet ouvrage est mon journal, et non mon livre de photo ». Mêlant des bribes de souvenirs véridiques ou inventés, des autoportraits actuels ou des photographies abimées de ses parents, des textes traduits en anglais de l’arabe et des dessins personnels, l’opus se construit à mesure que sa mémoire s’efface ou refait surface.
Les quelques citations qui apparaissent dévoilent des pensées éparpillées, des cauchemars ou des mirages redondants : « J’ai rêvé que je retrouvais la tombe de mes parents », « Quand j’étais enfant, nous avions l’habitude de sauter entre les rochers d’une montagne. Beaucoup d’entre nous se blessaient et se faisaient des bleus en se mesurant les uns aux autres. Mon corps en porte encore les cicatrices, elles marquent mes souvenirs d’enfance ». D’autres textes proviennent de ses frères et sœurs, et relatent quelques moments qu’il n’a pas connus, ou que son esprit a effacés avec l’âge. Car s’iels ont vécu un trauma similaire, chacun·e l’a ressenti dans sa chair de manière différente, apprenant à se soigner parfois à contretemps. « Aujourd’hui, j’ai de bonnes relations avec elleux. Mais bien sûr, le fait d’avoir vécu séparé·es pendant une longue période après le décès de mes parents nous a tous affectés dans le sens où nous avons eu de grandes lacunes dans notre construction », avoue-t-il. Dans l’ensemble, les visages et les regards présents dans le livre portent en eux le fardeau d’une perte. La légèreté de l’enfance a fait place à la lourdeur de la mort. Néanmoins, l’ouvrage en tant que tel se lit comme autant de preuves d’un amour inconditionnel, d’un espoir de revoir des sourires ou d’entendre les voix rassurantes d’aïeux disparus. « À mes parents, Fatma et Basheer », inscrit le photographe sur les premières pages en guise de dédicace. Quelques mots qu’il porte en étendard le long du chemin de son deuil. Car même si celui-ci est encore long, Salih Basheer s’est déjà mis en marche.
22 Days in Between, Salih Basheer, Disko Bay, 32 €, 112 p.
© Salih Basheer