Avec sa série Ambiance Scandale, Laurent le Crabe chronique la street culture marseillaise. Entre séances de tatouage et sessions de graffiti, le photographe français documente la vie d’une génération qui a la ville comme territoire.
« Plus de 25 ans après la Haine de Matthieu Kassovitz, désormais le Seum. » Ces mots qui accompagnent la série Ambiance Scandale de Laurent le Crabe résument bien le projet qu’il propose. Autodidacte et noctambule, c’est en photographiant ses sorties en soirées qu’il a fait ses premières armes. « J’ai commencé la photographie dans le monde de la nuit, se souvient-il. À une époque, je sortais beaucoup. J’avais beaucoup d’amis qui étaient organisateurs de soirée ou DJ. J’avais donc accès à des évènements et des endroits pas forcément connus du public. C’est ainsi que j’ai pu capter des instants qui sortent de l’ordinaire. »
Installé à Marseille depuis plusieurs années, il rencontre d’autres photographes, s’intéresse aux mouvements sociaux et diversifie sa pratique. Il y a deux ans, il a rejoint la section locale de la plateforme collaborative Hans Lucas. Il en devient le community manager. Spécialisé dans la street photography, il se tourne très tôt vers la culture urbaine. « J’ai toujours été attiré par la street culture et le graffiti, confie le photographe. Comme il y a une grosse communauté de graffeurs à Marseille, j’ai commencé à faire une anthologie des phrases sympas que je trouvais sur les murs de la ville, comme “Je vous salis ma rue” par exemple. »
Ignorant style
Il baigne dans cet univers en compagnie du tatoueur Jean Louis Savage, rencontré quelque temps plus tôt à Paris (le seul qui l’aura tatoué à ce jour). C’est ce dernier qui l’introduira dans le monde du tatouage et des bandes qui gravitent autour du Cours Julien et de La Plaine, ambassades de la street culture de la cité phocéenne. Et c’est en fréquentant ce microcosme à part entière que lui vient l’idée de débuter Ambiance Scandale. Il en découvre ainsi certaines des spécificités. Une approche moderne qui tranche avec l’imagerie populaire du tatouage et qui tend à se développer depuis quelques années.
« Nous ne sommes plus dans l’archétype du salon à l’ancienne, où tu pousses la porte et tu choisis un dessin sur un catalogue, explique Laurent le Crabe. Aujourd’hui ça se passe à domicile ou lors de soirée dans des appartements. Il n’y a rien de prévu, c’est dans l’ambiance du moment. Cette immédiateté m’a tout de suite plu. » Pas toujours déclarée, cette activité va de pair avec la diffusion de plus en plus large d’un style : l’ignorant. Ce dernier porte bien son nom puisqu’il reprend les codes esthétiques des tatouages artisanaux réalisés par des amateurs.
Une forme d’exutoire
Mais il s’agit bien là d’une volonté du tatoueur de réaliser son dessin à la manière d’un novice. Qu’on ne s’y trompe pas, il y a du talent, de la recherche et un acte réel de création. Pour le photographe, il ne faut pas prendre l’ignorant pour une lubie du moment, mais plus comme un moyen instinctif de libérer des émotions. « Avec l’ignorant, je pense qu’on a dépassé le simple cadre d’une mode, analyse le photographe. On peut parler d’une forme d’exutoire. Souvent, pour eux, ces tatouages ont un sens, ils révèlent des sentiments. C’est d’ailleurs pour cela que les emplacements sont réfléchis : ils se font tatouer pour eux avant de le faire pour les autres. »
C’est aussi une histoire qui se crée avec le tatoueur. Une relation de confiance s’installe et une partie des volontaires prêts à se faire marquer dans leur chair ne voudront se faire piquer que par la même personne. Un rapport indélébile aux autres, mais avant tout à eux-mêmes. Ce qui a surpris Laurent le Crabe lorsqu’il a réalisé Ambiance Scandale, c’est l’âge des personnes qui se font tatouer – parfois tout juste 18 ans (bien qu’il pense que certains mentent sur leur âge réel). Selon lui, les gens de sa génération ne sont pas dans la même logique que celle des jeunes qu’il a photographié. Beaucoup ont des récits personnels difficiles. Un intime qu’ils ont su transformer et utiliser à travers leur passion.
Sur la peau et sur les murs
Si le photographe pense appartenir à une génération sacrifiée, à laquelle on a volé une partie des rêves, celle qu’il chronique ne regarde même plus en avant. « Ils sont la vraie génération perdue, affirme-t-il. C’est une jeunesse qui, par son mode de vie, brûle un peu la chandelle par les deux bouts, mais elle en a conscience. Pour eux, à quoi bon devenir vieux ; si un jour ils y parviennent, et bien tant pis, ils seront tatoués. Ils sont blasés, mais lucides. » Plus que de la compréhension, il y a dans les images de Laurent le Crabe une empathie totale pour son sujet, aucun jugement.
Cette série l’a amené à repenser sa pratique de la photographie. « Aujourd’hui, je compte m’orienter vers ce genre de sujets plus personnels. Je ne veux plus faire de reportage d’actualité comme les manifestations. Je préfère privilégier l’aspect créatif de mon travail. Surtout, je souhaite continuer cette série, documenter ce milieu. Actuellement, Ambiance Scandale n’a rien d’exhaustif, je ne me suis concentré que sur deux ou trois tatoueurs. J’aimerais voir plus large. » La condition de la jeunesse est de plus en plus inquiétante, nous pouvons donc penser que ces pratiques en marge des standards continueront à se développer. Sur la peau, et sur les murs, l’encre coule pour ne pas que le sang se répande.
© Laurent le Crabe / Hans Lucas