« Nos téléphones sont nos miroirs 2.0, nos confidents »

11 juin 2020   •  
Écrit par Anaïs Viand
« Nos téléphones sont nos miroirs 2.0, nos confidents »

Laurent le Crabe, un photographe installé à Marseille, nous livre son quotidien de confiné dans son journal de bord intitulé Lockdown routine. Une mise à nue autant qu’une réflexion sur notre rapport à l’image, et à nos smartphones.

Fisheye : Qui es tu ?

Laurent le Crabe : Je m’appelle Laurent le Crabe. Et oui, c’est un surnom. J’ai 33 ans et je suis un photographe autodidacte originaire de banlieue parisienne installé à Marseille, une ville que j’aime profondément. À l’origine, je viens de la photo de rue. La street photo est encore aujourd’hui une vraie passion, mais après avoir couvert plusieurs mouvements sociaux, je me suis naturellement tourné vers le photojournalisme. Je suis diffusé par Hans Lucas.

Comment définirais-tu ta pratique photo ?

Je dirais que je développe une approche assez paradoxale de l’image : sensible et brute à la fois. Je suis un autodidacte passionné, j’ai la chance d’avoir un père qui a travaillé toute sa vie dans l’imprimerie et qui m’a transmis une certaine culture de l’image et une rigueur sur les rendus. J’ai également autour de moi des amis photographes qui m’ont appris beaucoup de choses et qui m’ont permis d’avoir accès à du beau matériel rapidement. Grâce à tout cela, j’ai pu trouver ma signature, mon style. Je sais désormais ce que j’aime, et où je veux aller. Je ne bosse qu’en focale fixe, majoritairement à 28mm, ce qui me force à être proche de mes sujets. J’essaie d’immerger la personne qui regarde mon cliché. La photo est clairement mon exutoire, mon moyen d’expression. C’est bateau de dire cela, mais c’est ma réalité.

© Laurent Le Crabe

Et pour Lockdown routine ?

Pour Lockdown routine, le but est resté le même : immerger les gens dans mon quotidien, pousser le virtuel à son paroxysme en le réhumanisant. Un genre d’inception éveillée.

Comment t’es venue l’idée de cette série, réalisée durant le confinement ?

C’est parti d’un constat simple : je voyais tous les jours des journaux de bord de confinement sur Facebook. Je tenais également le mien et j’ai réalisé qu’on passait deux fois plus de temps sur notre téléphone. Notre portable – pour 90% des confinés je pense – a été notre meilleur animal de compagnie. Alors j’ai simplement pris le contrepied : au lieu de raconter ma vie, je l’ai montré.

© Laurent Le Crabe

Comment as-tu vécu ton confinement ?

Franchement, bizarrement. D’un côté, super bien. C’était hyper agréable d’être chez moi, avec ma copine, et d’avoir du temps pour moi. On l’oublie souvent mais le temps, c’est ce qui compte le plus. La vraie valeur inestimable. D’un autre côté, j’ai vécu des moments où je commençais à me sentir comme un lion en cage, à éprouver le besoin d’aller dehors, voir ce qu’il se passe. Je suis sorti deux, trois fois prendre un peu l’air. J’ai l’habitude d’être seul chez moi, globalement, je n’ai donc pas mal vécu ce confinement.

Tu as eu recours à un format d’autoportrait particulier, pourquoi ? Que cela symbolise-t-il ?

Comme beaucoup, je pense que ce confinement a révélé une partie cachée de notre personnalité. Cela nous a même peut-être rendus un peu fous, schizophrènes – mais dans le bon sens du terme, dans le sens folie douce, extravertie. L’idée était de montrer que le confinement était une forme d’introspection forcée. On sait tous que faire son introspection est quelque chose de nécessaire dans la vie, mais on a rarement le temps (je me répète) de la faire. Avec le confinement, on l’a eu. Plus d’excuses pour ne pas s’interroger sur soi.

© Laurent Le Crabe

Dédoublement de personnalité ou tentative de rompre la solitude ?

Un peu des deux. L’idée était surtout de se servir des écrans pour mieux regarder à l’intérieur de nous-mêmes. Dans une chanson, Rohff dit : « miroir miroir ne me cache rien, dis-moi tout ». Nos téléphones sont nos miroirs 2.0, nos confidents, ils renferment tous les traits de nos personnalités. Il y a quelque chose de salvateur dans la solitude. En témoignent les écrits du poète libanais Khalil Gibran : « la solitude est une tempête de silence qui arrache toutes nos branches mortes » ou ceux de Louis-Ferdinand Céline : « être seul, c’est s’entraîner à la mort ».

Est-ce l’omniprésence des images que tu critiques là ?

Il y a de ça. Mais je suis le premier à passer énormément de temps sur mon téléphone, dans le cadre de ma profession, et parce que j’aime cela. Je consomme beaucoup d’images chaque jour, c’est un constat plus qu’une critique. Je vais vous montrer ce dont vous parlez à longueur de journée, dans vos statuts Facebook, mais sans filtre. C’est ainsi que je résumerais mon intention.

© Laurent Le Crabe

Quelle est la photo que tu aimes tout particulièrement ? Pourquoi ?

Celle avec les œufs au plat. Je me suis vraiment dit : “mec, tu fais vraiment des trucs débiles des fois“, ma copine m’a d’ailleurs regardé en me disant : ” t’es vraiment en train de mettre ton portable dans ton assiette là ? » Cela m’a bien fait rire. C’est aussi un clin d’œil à Martin Parr, photographe dont j’admire l’humour et le regard décalé sur les choses du quotidien.

Qu’as-tu appris sur ta pratique photo en cette étrange période ?

Je ne peux absolument pas me passer de faire des photos. C’était viscéral. J’avais une vraie sensation de manque. En y repensant, c’était vraiment une sensation bizarre… Comme lorsqu’on arrête de fumer, et qu’on a cruellement envie de s’en griller une.

© Laurent Le Crabe

Un ou une photographe avec qui tu aurais adoré être confiné ?

Robert Doisneau

, car il m’aurait parlé du Paris d’après-guerre – celui de mes grands-parents – des Passages, d’humanisme et de romantisme.

Des références pour réaliser ce projet ?

Martin Parr pour le côté décalé, Vivian Maier pour le côté autoportrait.

Trois mots pour décrire ta routine de confiné ?

Manger, dormir, produire.

© Laurent Le Crabe© Laurent Le Crabe

Est-ce que le déconfinement a cassé ta routine ?

Absolument pas. Je me suis obligé à garder, au minimum, mes horaires de réveil du confinement. J’ai simplement arrêté de porter ma montre. Je n’ai plus vraiment de notion de date.

Quelle ont été tes premières sorties de « déconfinement total » ?

Je suis aussi allé me baigner dans la Méditerranée. J’avais besoin d’aller nager et de m’immerger dans l’eau salée pendant des heures.

Quel est ton mantra favori, histoire de rester optimiste ?

« Nul ne peut atteindre l’aube sans passer par le chemin de la nuit », de Khalil Gibran, toujours, c’est sublime !

Un dernier mot ?

Merci ! J’espère qu’on saura tirer les bonnes conclusions – sur les plans personnel et global – de la période très particulière que l’on vient de traverser.

© Laurent Le Crabe

© Laurent Le Crabe© Laurent Le Crabe

© Laurent Le Crabe© Laurent Le Crabe© Laurent Le Crabe

© Laurent le Crabe

Explorez
Hailun Ma, pour l'amour du Xinjiang
© Hailun Ma, Kashi Youth (2023) / Courtesy of the artist, Gaotai Gallery and PHOTOFAIRS Shanghai (25-28 avril, Shanghai Exhibition Centre)
Hailun Ma, pour l’amour du Xinjiang
Que savons-nous de la vie des jeunes de la province du Xinjiang, en Chine ? Probablement pas grand-chose. C’est justement dans une...
26 avril 2024   •  
Écrit par Milena Ill
Quand les photographes utilisent la broderie pour recomposer le passé
© Carolle Bénitah
Quand les photographes utilisent la broderie pour recomposer le passé
Les photographes publié·es sur Fisheye ne cessent de raconter, par le biais des images, les préoccupations de notre époque. Parmi les...
25 avril 2024   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Les femmes s'exposent à Houlgate pour une nouvelle édition !
© Alessandra Meniconzi, Mongolia / Courtesy of Les femmes s'exposent
Les femmes s’exposent à Houlgate pour une nouvelle édition !
Le festival Les femmes s'exposent réinstalle ses quartiers dans la ville normande Houlgate le temps d'un été, soit du 7 juin au 1er...
24 avril 2024   •  
Écrit par Milena Ill
Dans l’œil de Kin Coedel : l'effet de la mondialisation sur les regards
© Kin Coedel
Dans l’œil de Kin Coedel : l’effet de la mondialisation sur les regards
Aujourd’hui, plongée dans l’œil de Kin Coedel, à l’origine de la série Dyal Thak. Dans ce projet poétique, dont nous vous parlions déjà...
22 avril 2024   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Les images de la semaine du 22.04.24 au 28.04.24 : vertiges paysagers
© Elie Monferier
Les images de la semaine du 22.04.24 au 28.04.24 : vertiges paysagers
C’est l’heure du récap‘ ! Cette semaine, les photographes mis·es en avant par Fisheye réinventent la photographie de paysage. La nouvelle...
Il y a 9 heures   •  
Écrit par Milena Ill
Le passé artificiel de Stefanie Moshammer
© Stefanie Moshammer
Le passé artificiel de Stefanie Moshammer
Les images de Stefanie Moshammer s’inspirent d’expériences personnelles et de phénomènes sociaux, à la recherche d’un équilibre entre...
27 avril 2024   •  
Écrit par Fisheye Magazine
Instax mini 99 : les couleurs instantanées d’Aliocha Boi et Christopher Barraja 
© Christopher Barraja
Instax mini 99 : les couleurs instantanées d’Aliocha Boi et Christopher Barraja 
La photographie analogique ne cesse de séduire un large public. Pour Fujifilm, Aliocha Boi et Christopher Barraja s’emparent de l’Instax...
26 avril 2024   •  
Écrit par Fisheye Magazine
Isabelle Vaillant : récits d’une construction intime
© Isabelle Vaillant
Isabelle Vaillant : récits d’une construction intime
Jusqu’au 19 mai 2024, la photographe Isabelle Vaillant investit L’Enfant Sauvage, à Bruxelles, en proposant une exposition rétrospective....
26 avril 2024   •  
Écrit par Costanza Spina