Avec Proceed To The Route, la photographe mexicaine Tania Franco Klein explore la condition humaine à l’heure de la vie informatisée. Autoportrait en mouvement, l’artiste se place hors des sentiers battus et nous invite à l’interrogation existentielle.
« J’ai grandi dans l’une des plus grandes villes du monde. J’ai trouvé quelque chose de très particulier dans les campagnes : dans leurs sens du temps, dans leurs routines et dans leur atmosphère en général »
, raconte Tania Franco Klein, photographe née à Mexico. Une ballade nostalgique, un film rétro, ou bien un conte lyrique, sa série Proceed To The Route (« Poursuivre l’itinéraire », ndlr.) nous transporte dans un monde lointain, et pourtant si familier. Autoportrait en mouvement, l’artiste se met en scène dans des paysages désertiques, hors du temps et de l’espace, où tout le poids de l’univers semble reposer sur ses épaules. Nostalgiques et existentielles, ses images questionnent la place qu’on occupe dans un monde en transition, où pratiques modernes remplacent coutumes et traditions. « Je suis fascinée par ces lieux délaissés par le progrès et la gentrification – qui existent dans une situation intermédiaire de quasi-abandon. Pour ce projet en particulier, j’ai cherché à m’évader de la norme », poursuit-elle.
Échappatoire Kerouac-esque, la route devient la voie de l’évasion et de l’interrogation esthétique. Entre montagnes et déserts, le voyage apparaît comme thème central dans l’œuvre de Tania Franco Klein. Ici et là, voitures vintages et avions délaissés plantent le décor. Et dans ce voyage, stoppé en plein élan, on découvre une vision allégorique : l’homme face à la rupture technologique des temps modernes. « Je m’interroge sur la possibilité de quitter le train de la vie, et de se perdre pour la vivre réellement. Je me demande comment ne pas suivre les normes ? », explique-t-elle. Loin de proposer une réponse définitive, Proceed To The Route se présente comme un exutoire performatif où l’artiste échappe à sa propre vie. « C’est un essai réflexif sur le besoin constant d’échapper à mon chemin. Ma voix intérieure me dit quoi faire, qui je suis censée être pour la société – ce qui est en fait une construction sociale, avance-t-elle. C’est une fuite ultime de ce qu’on m’a dit de vouloir. Je m’échappe à moi-même ».
À contre-courant
Si une carte est la représentation du territoire, alors internet est la représentation de la vie. « Proceed to the route », c’est la phrase prononcée lorsqu’on débute un trajet sur Google Maps et qui surgit comme un rappel dès qu’on emprunte un mauvais virage. « Les routes ont jadis façonné les chemins du progrès. Aujourd’hui, elles sont fréquentées par des passagers circulant à un rythme effréné, mais qui savent rarement où ils vont. Ils ont accès aux connaissances pour aller n’importe où, mais ne savent rien. Le progrès nous a dépassés, laissant un état de néant et de confusion dans nos réalités – où l’histoire défile plus vite que les secondes de l’horloge », explique la photographe. Comme une étude de terrain, ses images explorent les conséquences liées à la déconnexion dans un monde hyperconnecté : de la vie quotidienne, de nous-mêmes, et d’autrui. Chaque cliché est un tableau fabriqué de toutes pièces, qui explore la complexité psychologique des êtres qui peuplent ce monde. Manque, nostalgie, ennui, solitude… Les personnages que l’artiste interprète font face à l’aliénation suscitée par la tension trop grande entre le réel et le virtuel. Perdus au milieu de la campagne, ils vont à contre-courant dans un monde qui accélère – leurs esprits s’égarent, mais leurs corps résistent.
Au vide de la campagne en transition se reflète la figure du marginal qui ne trouve pas sa place en société. « Les vagabonds et les marginaux, qui connaissent tous cet état de néant, savent partager des moments privés dans les espaces publics. Ils sont un exemple clair de ces vestiges éphémères, surpeuplés et paradoxalement presque vides, de ces zones périurbaines », raconte Tania Franco Klein. Et c’est à la campagne, dans cet entre-deux, ni vraiment dans la nature, ni tout à fait à la ville, qu’on pense apercevoir un ancien mode de vie : un quotidien qui attend encore son abandon. Comme un hommage prématuré à ces lieux en perdition, la photographe met en lumière la simplicité qui en émane et reconnaît là une lueur d’authenticité dans une réalité de plus en plus informatisée. « Je rejetais l’idée de vivre en permanence dans ces endroits, mais en tant que passante, je ressentais une véritable nostalgie pour une vie que je n’ai jamais vécue, et pour ces lieux qui sont devenus caducs avec nos modes de vie capitalistes », raconte-t-elle. Avec Proceed To The Route, Tania Franco Klein ose s’embarquer dans un mauvais virage, et explore notre existence hors des sentiers battus par le progrès.
Proceed To The Route © Tania Franco Klein