Ancien musicien, Yann Stofer présente avec sa monographie Hokkaidō is blue, white and gold un carnet de voyage réalisé à l’argentique. Paru en 2022, il témoigne d’un abandon émerveillé face à un paysage japonais délicat, presque graphique, et au pouvoir fascinant de la neige. Les fils électriques y deviennent les portées d’une partition, et les plantes des notes de silence. Entretien.
Fisheye : Comment es-tu devenu photographe ?
Yann Stofer : Initialement, je viens du monde de la musique et du cinéma. J’ai beaucoup joué dans des groupes de punk hardcore, puis j’ai lentement évolué vers une musique plus pop et psyché, jusqu’au jour où j’ai monté, avec d’autres, le groupe Adam Kesher – qui a collaboré entre autres avec des groupes comme Phœnix, Cassius ou Chromeo. Toute cette période a été un terrain propice pour me permettre de faire mes premières armes en photographie. Je prenais de nombreux clichés au cours de nos tournées, entre Londres, Paris et Berlin. Je ne photographiais pas la scène ou les backstages, mais plutôt les lieux où nous passions, les villes et les villages, les paysages, de la station-service aux chambres d’hôtel. J’en ai fait une sorte de carnet de route au long court dans le sillage d’un Stephen Shore mêlé à Ed Templeton. À cette époque, j’ai également commencé à travailler pour des magazine de musique ou de mode, et rapidement, à faire des portraits et des visuels de pochettes pour des labels de musique tels qu’Universal, Mercury ou Fontana.
Définirais-tu ta démarche comme intuitive ?
J’aime lorsque la photographie devient un acte spontané, et que la scène parle d’elle-même. C’est aussi pour cette raison que j’aime le reportage, que ce soit pour Le Monde, le New Yorker, ou d’autres journaux : dans ce genre de commandes, cela se passe toujours très vite. J’arrive dans un lieu inconnu, avec pour seul bagage un appareil photo, quelques films, et un peu d’espoir. Lorsque je réalise le portrait d’une personne, qu’elle soit connue ou non, il faut rapidement établir une relation, trouver l’endroit adéquat, jouer avec la lumière, et dans ces moments-là, l’instinct est mon plus bel allié.
Pourrais-tu présenter ton livre, Hokkaidō is blue, white and gold ?
En janvier 2020, mon ami, l’écrivain Jérôme Schmidt, avec qui je travaille actuellement sur deux autres projets liés au Japon, m’a proposé de l’accompagner sur l’île d’Hokkaidō. Pendant plusieurs semaines nous avons fait le tour de l’archipel en voiture, avec la neige et la glace comme quotidien. Nous croisions rarement d’autres personnes. Nous roulions au milieu de décors parfois majestueux, parfois austères, mais toujours saisissants. Au nord, au bord de la mer glacée, le vent puissant faisait descendre la température ressentie à -40°. Je prenais des photos à la chambre, mais c’était une épreuve, et j’ai rapidement décidé d’opter pour des pellicules argentiques.
Qu’est-ce que l’on trouve dans ce livre ?
C’est ma première monographie sans portrait, sans humain. On y trouve essentiellement des fleurs, des paysages et de la neige. Le choix et le rythme de ces images représentent un bon aperçu de ces quelques semaines loin de tout, dans un espace à part. Je perçois ce livre comme une sorte de voyage contemplatif vivifiant, où le temps n’a plus vraiment de sens… Sauf peut-être celui de rentrer au chaud avant que la nuit ne tombe !
Avais-tu une idée de la direction vers laquelle tu voulais aller ?
C’était un voyage sans commandes, sans projets. Je n’avais aucune idée de ce qu’il allait advenir de ces images, j’étais loin de penser en faire un portfolio, des expositions, ou même un livre, ni que je rentrerai dans la collection de photographies contemporaines d’Hermès trois ans plus tard ! Tout a commencé le premier matin à Sapporo. J’ai pris une photo en noir et blanc d’une fleur séchée, plantée au milieu d’un parking enneigé. Au milieu de ce paysage à la fois sublime et sauvage, la végétation me paraissait semblable à des estampes japonaises.
Pourrais-tu me parler d’une photographie extraite de Hokkaidō que tu aimes particulièrement ?
C’était à Asahidake, le sommet le plus haut d’Hokkaidō. En hiver, le téléphérique y dépose les skieur·ses de randonnée les plus aguerri·es. Lorsque je suis arrivé, j’ai aperçu une fumée au loin qui m’intriguait. Je n’étais pas équipé mais j’ai tenté malgré tout de m’en approcher. À chaque pas, mes jambes s’enfonçaient jusqu’aux cuisses dans cette poudreuse délicate. Plus je progressais dans cette quête, plus le temps passait et j’hésitais à rebrousser chemin. Au bout d’une heure et demie, je suis arrivé au pied de cette gigantesque fumerolle qui ne cessait de souffler ses volutes de gaz et de vapeurs. Ce n’est pas visible sur cette image, mais avec le vent et la puissance des vapeurs soufrées, ce « nuage » tournoyait et se déplaçait constamment. Je tournais autour de lui au gré du vent, hypnotisé par ses mouvements.
Tu es passé de photographies de tournée, et donc beaucoup de soirées, à des images de paysages, beaucoup plus sereines et contemplatives. Peux-tu revenir sur cette évolution ?
Je faisais déjà des photographies de paysages à l’époque de mes tournées, mais de jour comme de nuit, nous étions tous·tes survolté·es. Le livre et l’exposition éponyme sur ce périple à Hokkaidō sont contemplatif·ives, mais les deux prochains livres sur lesquels je travaille depuis deux ans sentent justement la nuit, l’alcool et le stupre pour l’un, et la rue et la détresse pour l’autre ! Je dirais par ailleurs que mon approche s’est précisée avec le temps, même si ma démarche demeure intrinsèquement la même : être en mouvement, regarder autour de moi, aller à la rencontre des personnes et des lieux. Dans la vie, je suis plutôt impatient, mais avec un appareil accroché autour du cou, je peux marcher des heures durant et oublier le temps.
Quel lien fais-tu entre la musique et la photographie ?
J’arrive à un moment de ma vie où j’ai peut-être plus fait de photographie que de musique. Les deux ne se mélangent plus vraiment pour moi, mais le lien qui les rattache, c’est le désir. L’envie de raconter des histoires en images est aussi forte que ce qui me poussait à jouer en live ou seul dans une cave. Ces deux pratiques sont comme deux compagnons avec qui je vis depuis toujours…
© Yann Stofer