Dans sa série Flower Rocks, Ana Núñez Rodríguez part en Colombie sur les traces de l’émeraude. Un voyage spirituel et documentaire au cœur de l’extraction minière traditionnelle. Entretien avec une photographe à la recherche de la pierre précieuse.
Fisheye : Peux-tu nous parler de ton parcours ?
Ana Núñez Rodríguez : Je suis originaire d’Espagne. Après des études d’ingénieur, j’ai travaillé dans la coopération pour le développement. Je me suis rendue compte que j’étais plus motivée par les aspects artistiques et culturels liés aux projets sur lesquels je travaillais que par les côtés techniques. J’ai donc décidé de suivre un programme de gestion culturelle. À partir de cette période, j’ai commencé à prendre des photos et j’ai réalisé qu’elles pouvaient être un outil puissant au service de la connaissance. J’ai donc étudié l’image documentaire et la création contemporaine à l’IDEP-Barcelone. Par la suite, j’ai obtenu un diplôme de troisième cycle en photographie de l’Université nationale de Colombie. Actuellement, je vis à La Haye pour suivre le master Photographie et société de la Royal Academy of Art (KABK).
Que représente le 8e art pour toi ?
Pour moi, la photographie permet de (re)composer la réalité. Je la considère comme une ressource visuelle dynamique qui, par l’association et le croisement de concepts, nous permet de mieux comprendre le monde. Aujourd’hui plus que jamais, les photographes ont un impact social, nous pouvons provoquer des actions, sensibiliser le public et même porter le changement. C’est pourquoi j’utilise le 8e art pour construire et développer une mémoire individuelle et collective. D’autre part, la photographie, oscillant entre magie et rationalité, ouvre un monde d’expression où je me trouve très à l’aise.
Considères-tu ta pratique comme plutôt documentaire ou artistique ?
Dans mon travail, j’essaie justement d’abolir les frontières entre le documentaire et l’art. En fait, j’aime explorer les relations entre la photographie et d’autres disciplines. Ainsi, j’élargis les horizons de mon processus de création. J’aime faire dialoguer la photographie avec l’espace et la sculpture en l’appréhendant comme une œuvre en trois dimensions. Cela permet de renforcer son intégration avec d’autres formes d’art. Cette correspondance est un outil essentiel à mon langage qui rend mon propos plus impactant.
Comment as-tu débuté la série Flower Rocks ?
La famille de mon mari est colombienne et travaille dans le marché de la bijouterie. Quand nous nous sommes mariés, ses parents m’ont donné des boucles d’oreilles en émeraude – une fierté nationale pour eux, quelque chose d’unique et d’authentique. Mon beau-père m’a dit qu’elles dégageaient une énergie positive et pouvaient neutraliser les champs négatifs. Il faut croire qu’elles ont agi comme un aimant sur moi puisque, quelque temps après, j’ai décidé de me rendre à Boyacá (région où on trouve la plus grande quantité et la meilleure qualité de pierres en Colombie). C’est ainsi qu’ont commencées mes recherches sur le pouvoir de la pierre.
De quelle façon as-tu abordé ce sujet ?
Dès le début, j’ai été fasciné par les croyances populaires autour de l’émeraude et ces paysages cachés par la nature. Dans cette région, le pouvoir qu’on confère à l’émeraude dépasse sa valeur économique. Il se dit qu’après avoir découvert une de ces pierres, il n’est plus possible de se consacrer à autre chose qu’à sa recherche. Mais ce n’est pas une tâche facile : seule l’émeraude choisit qui la trouvera. Malgré des indicateurs supposés (la présence de papillons bleus, des fougères, les reflets de pleine lune), aucune méthode scientifique n’est avérée afin de détecter sa présence. C’est pourquoi j’ai voulu documenter les mystères qui entourent ce célèbre caillou vert.
Pourquoi as-tu choisi de te concentrer sur l’extraction de la pierre précieuse ?
L’émeraude n’a pas d’application industrielle. Elle n’existe que par la valeur qu’on lui porte, et ce, depuis les temps préhispaniques. Son histoire est intiment liée à celle de la Colombie. La population autochtone de la région de Boyacá a toujours vénéré l’émeraude. Elle était importante à leur culture et dans leur cosmogonie. Ce caractère sacré de l’industrie minière vit encore dans les méthodes d’extraction artisanale à ciel ouvert. Aujourd’hui le nombre croissant d’entreprises internationales qui s’installent dans la région menace cette approche traditionnelle. J’ai donc voulu témoigner de son existence. Cela n’a pas été simple : les accès étaient accidentés et j’ai dû m’adapter aux conditions climatiques éprouvantes.
Comment as-tu réussi à mettre en image les aspects spirituels de ton sujet ?
Je traduis en images les légendes et les croyances des mineurs artisanaux. Je propose un voyage sensoriel vers ce lien spirituel qu’ils ont avec la nature. J’ai composé des images sombres en référence au paysage minier. Je joue sur les nuances de vert liées à l’émeraude. Je les associe au rouge pour souligner les réalités contrastées que j’ai découvertes là-bas. J’ai construit un monde irréel et onirique semblable à celui dans lequel nait l’émeraude et faire ressentir l’aura de la pierre.
© Ana Núñez Rodríguez