C’est au MuMa, à l’occasion de l’expo multidisciplinaire Comme une histoire… Le Havre, que nous avons découvert le travail de la photographe Corinne Mercadier. Elle y présente son Carré lunaire, triptyque qui dévoile son univers atemporel et silencieux. Si vous ne pouvez pas vous rendre au musée d’Art moderne de la ville du Havre d’ici le 18 mars, laissez-vous bercer par les paroles de Corinne que nous avons interviewée.
Fisheye : Comment as-tu découvert la photographie ?
Corinne Mercadier : J’ai commencé dans les années 80 avec un Polaroid SX-70. À un moment, où ma pratique était le dessin et de la peinture. Mon Polaroid me permettait initialement de prendre des notes visuelles.
Peux-tu nous parler de ta série Longue distance ?
J’ai réalisé Longue distance entre 2005 et 2007. Elle fait suite à une autre série, Une fois et pas plus, mon tout premier travail sur l’espace extérieur en tant qu’espace théâtral. Car j’aime créer une mise en scène, des personnages, des costumes. Longue distance prolonge cette réflexion en ajoutant l’espace cinématographique : d’où mon choix d’associer le format 16/9, cadrage moderne, au noir et blanc. À l’époque, ce fût une nouveauté dans mon travail. Il permet de mettre en valeur la forme, les lignes de force des images ou encore la lumière qui les structure. Mon attrait pour le cinéma et le dessin pourrait aussi expliquer ce choix. Mes photos peuvent, par exemple, rappeler la texture du fusain.
La lumière semble occuper une place importante dans tes œuvres ?
J’utilise la lumière en photo comme au théâtre : elle est à la fois ponctuelle et forte. Provenant du ciel, elle éclaire la scène qui est importante parmi toutes les ombres qui l’entourent. Grâce aux associations d’ombre et de lumière – qui sont à mes yeux indissociables – les objets et les personnages apparaissent et disparaissent. Ces jeux d’ombre et de lumière brouillent les frontières de la réalité.
Décris-nous ton processus de création ?
J’ai une méthode particulière. Jusqu’en 2008 (date de fin de fabrication du Polaroid SX-70), je photographiais à au Polaroid des tirages sur papier couleur ou noir et blanc – il s’agissait d’images initialement prises avec un Leica argentique. Ce procédé crée une profondeur et une atmosphère à la fois contrastée et intense. Le vignettage et la texture propres au Polaroid s’accordaient avec mon intention de créer des images plus proches du rêve que de la réalité.
La photographie est-elle un moyen, pour toi, de raconter des histoires ?
C’est en effet un mode de narration. C’est comme si, d’un film perdu, on avait conservé un photogramme : il reste des traces d’une histoire dans mes photographies. Ce qu’elles “racontent” n’est pas de l’ordre du récit, mais relève plutôt du souvenir, de l’onirisme et de la rêverie. Je me suis souvent demandé si la vidéo pourrait être un média plus approprié pour ce que je désire montrer. Je suis toujours revenue à l’image fixe, isolée (je considère les polyptyques comme une seule image), car c’est là que peuvent se croiser des fragments de récits que je ne souhaite ni maîtriser ni interpréter.
Et quels sont tes sujets favoris ?
L’espace comme scène, la force du hasard, le mystère, la place des questions que l’on se pose, la présence, le point de vue de chacun qui influe sur leur vision sur le monde, la photographie comme métaphore de l’imprévu…
Que représente le triptyque dans ton travail ?
Il n’y a que deux triptyques dans la série Longue distance : Carré lunaire et L’Or. Ils sont très différents : L’Or présente trois perspectives différentes alors que Carré lunaire se déroule dans le temps en trois espaces successifs. Le triptyque permet un développement en séquences : les lancers d’objets donnent lieu à des formes différentes à chaque fois, et ces variations (qui sont en réalité très nombreuses au cours d’une même prise de vue) sont choisies pour leur capacité à incarner en un moment unique une étrangeté imprévisible.
Peux-tu nous décrire Carré lunaire ?
Composé de trois images, Carré lunaire raconte une progression de gauche à droite. La photo de gauche donne son nom à l’ensemble : les personnages sont reliés au sol par un quadrilatère virtuel. Lunaire, car malgré la présence reconnaissable de la plage et de la mer, l’atmosphère nous emmène loin de la réalité. L’objet lancé dans les deux autres clichés, d’abord plié, puis déployé, effleure sans s’en rendre compte l’homme qui regarde au loin. C’est, entre autres interprétations, une métaphore d’un destin aveugle. Et le ciel s’éclaircit progressivement vers la droite, les trois photographies devenant trois étapes temporelles dans l’approche d’une même séquence.
Comment as-tu choisi les lieux ?
Dans la série Longue distance, j’ai effectué mes prises de vue en extérieur dans des lieux où l’horizon avait une place importante et où l’espace des plans rapprochés est plat. C’est en quelque sorte une scène délimitée au fond par l’horizon et, sur les côtés et devant, par le cadre. Plages, salins, piscines… le choix de l’endroit a un impact car il permet la délimitation d’un espace scénique qui, sous des formes différentes d’une image à l’autre, se répète et crée ainsi l’identité de la série.
Pourquoi as-tu choisi de présenter Carré lunaire au Havre?
Beaucoup de mes images sont réalisées devant l’horizon, et la plage du Havre s’intégrait parfaitement à mes projets. Et ce triptyque donne un aperçu de mon style. On y retrouve ainsi le fort contraste, le mystère de l’action que l’on ne peut décrire avec certitude, et la mise en scène.
© Corinne Mercadier, Galerie Les filles du calvaire