Mont père

14 avril 2022   •  
Écrit par Anaïs Viand
Mont père

En hommage à son père, alpiniste disparu en montagne, Shu Watanabe a suivi ses pas jusqu’au mont Ryōkami. Dans The Last Summit, il croise ses propres images prises durant l’ascension à des archives familiales et formule un adieu sensible à son géniteur. Cet article est à retrouver dans notre dernier numéro. 

Heinrich Harrer, Gaston Rébuffat, Walter Bonatti… Nombreux sont les alpinistes qui manient les crampons comme la plume. Au 19e siècle, les aristocrates britanniques se lancent les premiers dans la course aux sommets alpins. Et depuis, les exploits s’enchaînent. Esprit de compétition, dépassement de soi ou quête d’une liberté totale ? L’inspiration n’est sans doute pas la première motivation pour ces aventuriers jouant, à chaque expédition, avec leur vie. Pourquoi donc l’alpinisme continue-t-il de fasciner? Une question qui a longtemps hanté Shu Watanabe. L’ascension du Cervin (sommet suisse à 4 478 m) n’a jamais constitué un objectif pour le graphiste de 39 ans installé au Japon. La montagne ? Il la connaît de loin ou, du moins, s’en approche au cours de randonnées occasionnelles.

Le 15 juillet 2017, le mont Ryōkami emporte Motoyuki Watanabe à tout jamais. Il a 69 ans. « Un matin ensoleillé, ma mère m’appelle. Le sol s’est soudainement dérobé sous mes pieds. Il a fallu que je déclare mon père comme disparu et que je patiente. Et puis la police m’a contacté. J’ai découvert le corps de mon père, et son visage blessé. Je suis le seul à avoir vu ce visage. » L’événement provoque une triple réaction chez Shu Watanabe : la colère se mêle à l’incompréhension, et laisse apparaître un besoin de création. « Avant cette date, la photographie n’était qu’un objet que je regardais de loin. Le décès de mon père a déclenché mon envie de réaliser des images, en tant qu’auteur. Il me fallait adopter son point de vue et comprendre ce qui le poussait à y retourner toujours », se souvient l’artiste. Calme, maladroit, mais gentil et proche de sa famille. C’est ainsi que Shu Watanabe décrit son père. « Il était membre du club d’alpinisme de son entreprise depuis ses vingt ans. Ce sport a toujours été son passe-temps favori. Il avait l’habitude de pratiquer tous les week-ends, lorsque le temps le permettait. Il s’était donné pour mission de conquérir les cent montagnes du Japon, ajoute le photographe. Il faisait rarement de l’escalade en famille, il grimpait avec un de ses collègues. » Cette même année, Motoyuki Watanabe était suivi pour un cancer du foie. Quelques mois avant sa chute fatale, on lui découvre une cirrhose. « Mon père a vécu l’hospitalisation comme une expérience éprouvante, mais je sais aujourd’hui qu’il aurait préféré mourir en grimpant plutôt qu’à hôpital. » En témoigne l’image distordue visible dans le projet The Last Summit. 

© Shu Watanabe

Facettes inconnues

Muni du carnet personnel de son père, Shu Watanabe prépare son ascension. Situé dans la partie ouest de la préfecture de Saitama, à l’extrémité nord des monts Okuchichibu, le mont Ryōkami culmine à 1 723 mètres. Il fait partie des cent sommets répertoriés dans Hyakumeizan, un ouvrage établi par Fukada Kyūya selon des critères de beauté, d’histoire et d’altitude. Un livre qui fait toujours référence dans le milieu outdoor. « Je n’avais jamais gravi de montagne auparavant, j’étais effrayé au commencement. Et puis j’ai progressivement découvert les bienfaits de l’alpinisme. J’ai pu entrevoir des facettes inconnues de mon père aussi », raconte l’apprenti aventurier. Il lui faudra du temps pour considérer la discipline comme un loisir, mais il est parvenu à se dégager du stress quotidien, à marcher sans réfléchir et à se connecter avec la nature… Arrivé au sommet, un temps nuageux l’empêche de profiter de la vue, mais il comprend enfin ce sentiment d’accomplissement. « J’étais entouré d’une fine couche de brouillard. C’est comme si le ciel venait à ma rencontre. J’avais l’impression de me situer dans un entre-deux : notre monde et l’au-delà. J’ai eu l’impression de pouvoir dire adieu à mon papa », se souvient-il. Cet acte libérateur s’est accompagné d’un travail créatif minutieux. Outre les images prises durant son ascension, Shu Watanabe s’est plongé dans les archives familiales. Il a conçu pour une exposition présentée en juillet 2021 à la galerie Reminders Photography Stronghold, à Tokyo, une scénographie immersive. « J’ai combiné des images de chutes de pierres et j’ai construit une montagne en 3D. J’ai utilisé une boîte à lumière pour mettre en avant une radiographie, et j’ai froissé les photos de l’accident pour témoigner de mon traumatisme émotionnel », explique l’artiste. Il a aussi publié un ouvrage qui résume le projet The Last Summit. Un bel hommage qui, assurément, élève Shu Watanabe au rang de photographe auteur. 

 

Cet article est à retrouver dans Fisheye #52, disponible ici

© Shu Watanabe

© Shu Watanabe© Shu Watanabe

 

© Shu Watanabe

 

© Shu Watanabe© Shu Watanabe

© Shu Watanabe

© Shu Watanabe

Explorez
Les coups de cœur #547 : Mai-Thanh Nguyen et Madalena Georgatou
© Madalena Georgatou
Les coups de cœur #547 : Mai-Thanh Nguyen et Madalena Georgatou
Mai-Thanh Nguyen et Madalena Georgatou, nos coups de cœur de la semaine, explorent la mémoire. La première s’intéresse aux lieux qui...
16 juin 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
Le souffle de la mémoire traverse le parcours Art et Patrimoine en Perche 2025
© Mathilde Eudes
Le souffle de la mémoire traverse le parcours Art et Patrimoine en Perche 2025
Jusqu’au 3 août 2025, le parcours Art et Patrimoine en Perche #06 place la création contemporaine au cœur de cette région verdoyante....
13 juin 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Eman Ali : dans les interstices des identités tokyoïtes
Nadya Akane, dans la série In Praise of Silence © Eman Ali
Eman Ali : dans les interstices des identités tokyoïtes
Eman Ali compose The Praise of Silence, fruit d’une résidence artistique à Tokyo. La photographe explore, dans un travail collaboratif...
11 juin 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
Éléa-Jeanne Schmitter en zone trouble
© Éléa-Jeanne Schmitter
Éléa-Jeanne Schmitter en zone trouble
Die Tore – en allemand, « les portes » – a été publié dans le livre On Death édité par Humble Arts Foundation et Kris Graves Projects...
03 juin 2025   •  
Écrit par Milena III
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Raymond Depardon, l’éloge du passage
© Raymond Depardon
Raymond Depardon, l’éloge du passage
La Galerie Magnum présente Raymond Depardon : Passages, une rétrospective visible jusqu'au 26 juillet 2025. À travers une...
Il y a 9 heures   •  
Écrit par Costanza Spina
Hendrik Paul : un besoin de nuit
© Hendrik Paul, Dark Light
Hendrik Paul : un besoin de nuit
Avec Dark Light, Hendrik Paul signe un livre de photographie argentique en noir et blanc, publié chez Datz Press, qui explore la nuit, le...
17 juin 2025   •  
Écrit par Milena III
La sélection Instagram #511 : Eh bien dansez maintenant !
© Ethel Grévoul / Instagram
La sélection Instagram #511 : Eh bien dansez maintenant !
À l’approche de la fête de la musique, les corps s’échauffent, les instruments sortent des étuis. Les photographes de notre...
17 juin 2025   •  
Écrit par Lucie Donzelot
Le palmarès du prix Picto de la Mode 2025 : la mode au croisement des enjeux contemporains
Symbiose © Arash Khaksari
Le palmarès du prix Picto de la Mode 2025 : la mode au croisement des enjeux contemporains
À l’occasion de la 27e édition du prix Picto de la Photographie de Mode, la cour du Palais Galliera s’est transformée en un lieu...
16 juin 2025   •  
Écrit par Marie Baranger