« Le 7 juillet 2016, Alfonso Jesús Cabezuelo (27 ans, soldat), Antonio Manuel Guerrero (27 ans, agent de la police militaire chargé des affaires de violence sexiste), José Ángel Prenda (26 ans), Jesús Escudero (26 ans) et Ángel Boza (24 ans), membres de La Manada (La Meute de Loups), ont violé collectivement une jeune femme de 18 ans et ont filmé toute l’agression pendant les célébrations de la San Fermín à Pamplona, en Espagne. » C’est en cette phrase glaçante – accompagnée du portrait monochrome, marqué par le bruit, des cinq agresseurs – que commence On Rape de Laia Abril, photographe et journaliste de formation. Si la simple évocation de ce fait divers local suffit à susciter l’indignation, l’horreur ne s’arrête pourtant pas là. « Le tribunal ne les a reconnus coupables que d’un délit mineur d’“abus sexuel” en raison de “l’absence de preuves de violence”, explique-t-elle en note liminaire à la page suivante. La défense a fait valoir que 96 secondes de séquences vidéo filmées par les agresseurs – pendant lesquelles [la victime] était figée et avait les yeux fermés – constituaient une preuve de consentement. »
À la suite du verdict, la plus importante manifestation féministe jamais organisée dans l’histoire du pays a eu lieu. Participants et participantes revendiquaient une réécriture des lois en matière d’agressions sexuelles et un alourdissement des peines encourues. Un an plus tard, l’affaire Weinstein et la montée du mouvement #MeToo secouaient le monde. C’est dans ce contexte que Laia Abril a imaginé le second chapitre de son History of Misogyny, un projet d’envergure entamé en 2016. Dans On Rape: And Institutional Failure, la photographe espagnole entend comprendre les raisons pour lesquelles les instances judiciaires négligent les victimes et encouragent même, à l’inverse, la perpétration de tels actes. De fait, la mise en application des lois relatives tend à préserver les dynamiques de pouvoir et les normes sociales établies, peu favorables aux femmes.
La propagation de la culture du viol
« En remontant le cours de l’histoire, je cherche à identifier les stéréotypes et les mythes liés au genre, ainsi que les préjugés et les idées fausses qui perpétuent la culture du viol. Afin d’éviter d’alimenter la société systémique qui blâme les victimes, j’ai décidé de déplacer la narration visuelle vers les institutions, faisant de cet ouvrage l’occasion d’aborder le traumatisme transgénérationnel et la responsabilité sociale », explique Laia Abril. À cet effet, le livre écarlate met en exergue des citations en lettres capitales qui recouvrent à elles seules plusieurs doubles pages et donnent le ton. « Si vous n’aviez pas été là cette nuit-là, rien de tout cela ne vous serait arrivé », a déclaré Jacqueline Hatch, juge d’État américaine désormais à la retraite, en 2012. « Quand le viol est inévitable, allongez-vous et prenez du plaisir », doit-on plus récemment à Ramesh Kumar, chef du Congrès indien.
Plus loin, on peut encore lire ces propos tenus, en 2007, par Bernardo Álvarez, alors évêque de Tenerife (Espagne) : « Il y a des enfants de 13 ans qui sont parfaitement en accord avec cela et, plus encore, ils le veulent. Ils vous provoquent même si vous êtes imprudents ». Cette dernière citation abjecte est inscrite sur une double page dépliante derrière laquelle se cachent « plus de 3000 portraits – trouvés dans des bases de données en ligne de survivants – de prêtres catholiques qui ont été accusés, poursuivis et/ou condamnés pour attouchements, abus sexuels et viols », renseigne la photographe. Justice, politique, religion… Aucune instance dans le monde ne semble échapper à la propagation de la culture du viol.
Mettre un terme à la misogynie
Entre ces aberrations empreintes de stéréotypes se dessine une autre réalité. Les témoignages accolés aux tenues portées au moment des faits s’entremêlent à d’étranges objets, à des archives visuelles et des croyances populaires, des traditions toujours d’actualité. Parmi elles, nous retrouvons notamment une législation qui, dans certaines régions du monde, oblige les victimes à épouser leur agresseur quand, dans d’autres, le crime est encore utilisé comme arme de guerre. L’autrice mentionne également le viol conjugal, la construction sociale de la virginité et le « rape schedule », un concept théorique féministe énoncé pour la première fois par Dianne Herman en 1984. Le terme désigne le conditionnement des femmes à reconsidérer leurs habitudes quotidiennes afin de se protéger d’un éventuel danger. Les échecs institutionnels se révèlent au fil des pages, de même que le contrôle systémique exercé sur le corps des femmes à travers le temps et les cultures.
Dans cet ouvrage comme dans le précédent, intitulé On Abortion (2018) et consacré à l’avortement, Laia Abril a fait le choix d’une approche qui fait fi de la chronologie. Les éléments convoqués, assemblés entre ces pages, recomposent l’histoire, réinventent les espaces et le temps, et soulignent irrémédiablement l’aspect universel que constitue le drame du viol. Des liens entre passé et présent se tissent effroyablement et ne peuvent qu’interpeler le lecteur quant à l’urgence de mettre un terme à cette banalisation de la misogynie.
A History of Misogyny (Chapter Two): On Rape, Dewi Lewis Publishing, 228 p., 52,95 €.
© Laia Abril / Courtesy Les Filles du Calvaire